Extraits de l’éloge de Jeanne d’Arc par l’abbé Pie,
fut Evêque et Cardinal de Poitiers, prononcé dans l’Eglise Cathédrale d’Orléans
le 8 mai 1844, jour anniversaire de la délivrance de cette ville
Son Eminence le Cardinal Pie, Evêque de Poitiers |
Quam pulchra casta generatio
cum claritate !
Immortalis est enim memoria
illius apud Deum et apud homines...
In perpetuum coronata
triumphat, incoinquinatorum certaminum præmium vincens.
Qu’elle est belle, la
génération chaste ! Quelle auréole autour de son front !
Sa mémoire est immortelle
devant Dieu et devant les hommes.
Elle triomphe, couronnée
d’un éternel diadème ; sans tache au milieu des combats, elle a
remporté le prix de la victoire. (Sagesse IV,1-2)
~ Dieu n’emprunte pas toujours Ses moyens à l’ambition ou à la malice des
hommes ; quelquefois Il les crée Lui-même. Quand Ses doigts sacrés sont
las de ne toucher que des armes impures, Lui-même Se lève, descend dans
l’arène, et prend en main Sa propre cause. Et comme alors Il avoue Son
instrument, toujours Son instrument est saint ; et comme c’est Sa propre
puissance qu’Il veut faire éclater, ordinairement Son instrument est faible.
Alors apparaît dans l’histoire un de ces rares héros, qu’on dirait descendus
des cieux, en qui la gloire ne trouve pas de faiblesses à effacer ; et le
regard, attristé de n’avoir rencontré partout, dans le champ des annales
humaines, que le vice sous le masque de l’honneur, que le crime sur le pavois
de la fortune, se repose délicieusement, par exemple, sur le front chaste et
pur d’une femme intrépide, d’une vierge guerrière, en qui la bravoure est
rehaussée par l’innocence, et dont les traits, plus angéliques qu’humains,
révèlent une vertu divine et une inspiration mystérieuse. Et le cœur s’écrie
avec transport : Qu’elle est belle la chaste héroïne ! Quelle auréole
de gloire autour de sa tête ! Sa mémoire est immortelle devant Dieu et
devant les hommes ; sans tache au milieu des combats, elle a remporté le
prix de la victoire : Quam pulchra,
etc. Ces paroles de l’Esprit-Saint, Messieurs, déjà vous les avez
appliquées à votre brave et pudique libératrice.
Être surnaturel en qui
la beauté prend sa source dans l’innocence, la gloire dans la vertu : Quam pulchra casta generatio cum claritate ! Immortelle
héroïne que le ciel et la terre ont couronnée d’un éternel diadème, et dont la
mémoire, toujours bénie, est encore aujourd’hui, après quatre cents ans,
l’objet d’un triomphe : in
perpetuum coronata triumphat. Guerrière d’un nouveau genre, et qui, elle
aussi, sans peur comme sans reproche, dans les camps, au champ de bataille
et sur l’échafaud, a remporté, sans la souiller jamais, la triple palme de la
virginité, de la victoire et du martyre : incoinquinatorum certaminum proemium vincens.
~ Les nobles exploits de Jeanne d’Arc vous appartiennent : cette vie
illustre est comme l’héritage propre de votre cité ; chacun de vous en
connaît jusqu’au moindre détail. Souffrez donc que, du haut de cette chaire, je
sois moins historien que prêtre, et qu’en face des autels je proclame ces
grands principes qui seront toujours compris en France : que c’est la
justice qui élève les nations, et que c’est le péché qui les fait descendre
dans l’abîme (Prov., XIV,
34) ; qu’il est une providence sur les peuples, et qu’en particulier il
est une providence pour la France : providence qui ne lui a jamais manqué,
et qui n’est jamais plus près de se manifester avec éclat que quand tout
semble perdu et désespéré ; que le plus riche patrimoine de notre nation,
la première de nos gloires et la première de nos nécessités sociales,
c’est notre sainte religion catholique, et qu’un Français ne peut abdiquer sa
foi sans répudier tout le passé, sans sacrifier tout l’avenir de son pays. ~
Jeanne d’Arc, suscitée de Dieu pour opérer le salut de la France, commençant
cette œuvre réparatrice par ses exploits, la consommant par ses malheurs. En
d’autres termes, Jeanne d’Arc, bras de Dieu qui renverse les ennemis de la
France ; Jeanne d’Arc, victime qui désarme le bras de Dieu, tel est le sujet
et le partage de ce discours.
1ère PARTIE
~ Instruisons-nous à cette école, Messieurs ; prenons l’Esprit-Saint
pour guide ; et, dans l’histoire d’Israël apprenons à connaître la nôtre.
La merveilleuse vie de Jeanne vous paraîtra un épisode biblique, un chapitre
emprunté du Livre des Rois ou des Juges. L’Esprit-Saint semble avoir dicté, il
y a quatre mille ans, les annales de la France.
~ Cependant, Messieurs, si notre France est une nation prédestinée, un
autre peuple de Dieu sous la loi nouvelle, le Royaume de Jésus-Christ, comme le
dira notre héroïne, l’Angleterre, dans le plan divin, fut pour nous,
pendant plusieurs siècles, ce rival nécessaire, ce providentiel ennemi,
instrument permanent des justices de Dieu. ~ Ses légions asservissaient nos
plus riches cités et nos plus belles provinces ; ses rois prenaient le
titre orgueilleux de monarques de France. ~
Et de nouveau la France
oublia le Seigneur son Dieu, qui l’avait miraculeusement protégée. Pour punir
la France, Dieu fit tomber son roi dans la démence, et défendit à la victoire
de seconder l’ardeur de ses héros. Azincourt, Crevant, Verneuil, journées à
jamais déplorables, et qui justifient le mot de Jeanne : « que Dieu, pour punir les péchés des hommes,
permet la perte des batailles » ! Une reine, dont le cœur ne sut
pas devenir français, oublie qu’elle est mère ; Troyes voit briller les
flambeaux d’un coupable hymen, sanction sacrilège d’un infâme traité ; et
bientôt, sur le cercueil de Charles VI,
la voix du héraut fait retentir ces mots inaccoutumés, qui vont troubler, dans
le silence de leurs tombes, les cendres des vieux rois : Vive Henri de
Lancastre, roi de France et d’Angleterre !
C’en était fait de la monarchie, si Dieu n’accourait à son secours.
Orléans, le dernier rempart et la dernière ressource de Charles VII ; Orléans, la cité fidèle par
excellence, et qui pouvait dire alors : Etiam si omnes, ego non ; Orléans, malgré l’intrépidité de ses
guerriers et l’héroïsme de ses citoyens, allait tomber au pouvoir de l’Anglais,
dont rien n’arrêtera plus désormais la marche triomphante et dévastatrice. Seigneur,
avez-vous oublié vos anciennes miséricordes ? Et toi, que n’es-tu là, bon
connétable, que nous appelions l’Épée de la France ? – Silence !
voici briller l’épée de Dieu !... « Fille de Dieu, va ! va ! va ! Je serai à ton aide !
va ! » Et la fille de Dieu s’est levée.
Naïve enfant, des voix
célestes lui ont parlé de la grand’pitié qui est au royaulme de France.
Craintive et timide bergère de Dom-Rémy, le saint patron de son hameau, le Samuel français (Bossuet, Sermon sur l’unité de
l’Église), l’attend au pied de l’autel de Reims, où elle doit lui conduire
l’héritier de Clovis. Malgré mille obstacles, elle a franchi les
distances ; elle est aux genoux de son roi. « Gentil Dauphin, dit-elle au monarque, j’ai
nom Jehanne la Pucelle, et vous mande le Roy des cieulx, par moi, que vous
serez sacré et couronné à la ville de Rheims, et serez Lieutenant du Roy
des Cieulx qui est Roy de France ».
Jamais la cour n’a vu
tant de douceur et de courage, tant de simplicité et de noblesse, tant d’ardeur
et de modestie, tant d’aisance et de piété. Longtemps la prudence humaine hésite, la politique
délibère, la théologie discute, la science examine. Jeanne souffre avec peine
ces délais, car le temps presse ; et pourtant elle se résigne à ces
épreuves nécessaires, qui doivent garantir sa mission divine contre tout
soupçon d’entreprise téméraire et aventureuse.
Enfin son généreux élan n’est plus arrêté. Elle part, et Orléans,
réconforté déjà et comme désassiégé, dit le chroniqueur naïf, par la vertu
céleste qui brille en cet ange mortel, salue et porte en triomphe celle qui
vient au nom du Seigneur.
~ Héroïne inspirée, elle
prophétise la victoire, et la victoire ne sait pas lui donner le démenti.
« En nom Dieu, s’écrie-telle, il les
faut combattre ; seraient-ils pendus aux nues, nous les aurons ».
~ « C’est le Seigneur qui met les
armées en poudre ; le Seigneur est son nom ».
~ Jeanne ne combat plus ;
elle vole de triomphes en triomphes. Place, place au dauphin que conduit
l’ange de la victoire ! Reims, ouvre tes portes au successeur de
Clovis, au petit-fils de saint Louis ; pontife du Seigneur, montez à
l’autel, faites couler l’huile sainte et posez la couronne sur le front du
Lieutenant de Jésus-Christ. Et toi, ma jeune héroïne, jouis de ce spectacle
qui est ton ouvrage. Ah ! que j’aime à te voir, debout, près de ton roi, à
côté de l’autel, ton saint étendard à la main ! Plus tard, quand on voudra
te faire un crime de ce privilège, tu répondras noblement : Il avoit esté à la peine ; c’etoit
raison qu’il füst à l’honneur.
~ Jamais, peut-être, le dogme divin du salut des hommes par une vierge
n’a été aussi parfaitement reproduit dans la sphère des choses humaines. Jeanne
d’Arc est, dans la loi nouvelle, une des plus suaves et des plus fidèles copies
de Marie, comme Judith, Esther, Ruth, Déborah étaient ses ébauches figuratives
dans l’alliance ancienne. Tous les traits de ces saintes femmes
s’appliquent à notre jeune inspirée. Composé harmonieux des perfections les
plus contraires, des attributs qui semblent s’exclure, Jeanne n’appartient
point à cet ordre de héros vulgaires que leurs brillantes qualités ne rendent
pas meilleurs, et ses vertus ne sont pas de celles dont l’enfer est plein. Jeanne
est l’héroïne chrétienne par excellence. Ce que les hommes admirent en elle est
ce que Dieu couronne. Voyez-la dès le berceau.
Dans la solitude de ce riant vallon qu’arrose la Meuse, ~ Dès ses plus
jeunes années, elle fut immaculée dans sa voie ~. Elle priait tendrement
sous les ombrages du vieux chêne ~. Prévoyant un soir si orageux, Dieu
prit en pitié Jeanne, sa douce petite créature, et répandit la paix sur son
enfance, sur les premières heures du jour de sa vie, par une touchante
compensation que le cœur rencontre presque toujours comme une loi
providentielle qui le console. Mais le brillant midi de Jeanne révéla dans
cette âme si pure des richesses auxquelles rien ne se compare. Brave comme
l’épée, elle est pudique comme les anges. Y a-t-il une tache, une poussière
même sur cette chaste envoyée du ciel ? Dieu est, sous ce rapport, si
délicat dans le choix de Ses instruments !
Ardente comme un lion, elle est tendre et sensible comme un agneau. Quoi de plus intrépide que Jeanne ? Sa main saisissait, appliquait l’échelle aux murailles, sous une grêle de traits presque tous dirigés contre elle. Comme elle guidait avec grâce son cheval écumant ! Quelle science infuse de la stratégie militaire ! Que de fois elle réveilla l’ardeur assoupie de ses compagnons d’armes ! Elle était l’âme de cette grande lutte. ~
Sainte Jeanne d'Arc, coupole de Domremy |
~ Elle pleurait en pansant les blessures même de ses ennemis ; elle
pleurait surtout sur leur perte éternelle. « Glacidas, Glacidas, rens-toi au Roy du ciel ; tu m’as injuriée,
mais j’ai grand’ pitié de ton âme ! »
Timide et naïve comme
une pauvre petite bergère qui ne sait A ni B, ignorante dans tout le reste,
quand le ciel lui a parlé, elle a toute la sublimité du génie, toute l’autorité
de l’inspiration. Les chefs de guerre, assemblés en conseil, se cachent de
Jeanne par la conscience de leur infériorité ; et la jeune fille, heurtant
de sa lance à la porte de la salle, faisait presque pâlir les Gaucourt et les
Xaintrailles. « Vous avez été à votre
conseil, et moi au mien. En nom Dieu, le conseil de Notre-Seigneur est plus sûr
et plus habile que le vôtre ». ~ Dunois lui-même entend son
commandement ; il s’incline et promet humblement d’obéir. L’idiome de
Jeanne n’a point vieilli. Que dis-je ? comme ces teintes de vétusté qui
sont un mérite de plus dans certaines merveilles de l’art, il efface la phrase
moderne, de jour en jour, plus terne et plus pauvre, quoi qu’en puisse dire
notre orgueil. Ses répliques étaient vives, justes, animées ; c’étaient
des éclairs inattendus ; et s’il est permis de parler ainsi, ses
répliques ne souffraient pas de répliques. « “Si Dieu est pour nous, lui dit un docteur, à quoi bon les gens
d’armes ?” – En nom Dieu, répond-elle, les gens d’armes batailleront,
et Dieu donnera la victoire... Mes pères, mes pères, il y a dans les livres
de Messire plus que dans les vôtres. Monseigneur a un livre où aucun clerc ne
lit, tant parfait soit-il en cléricature ».
~ Je cherche en vain ce qui pourrait manquer à mon héroïne ;
tous les dons divers s’accumulent sur sa tête ; rien de plus mystique
et de plus naïf ; en elle la nature et la grâce se sont embrassées comme sœurs
; l’inspiration divine a laissé toute sa part au génie national, tout son libre
développement au caractère français ; c’est une extatique chevaleresque,
une contemplative guerrière ; elle est du ciel et de la terre ;
c’est, pardonnez cette anticipation, c’est une martyre qui pleure ; c’est
une sainte qui n’a pas d’autels ; que l’on vénère, que l’on invoque
presque, et qu’il est permis de plaindre ; que le prêtre loue dans le
temple, que les citoyens exaltent dans les rues de la cité ; modèle à
offrir aux conditions les plus diverses, à la fille des pâtres et à la fille
des rois (elle a prouvé, elle aussi, qu’elle savait comprendre la sainte et
noble figure de Jeanne), à la femme du siècle et à la vierge du cloître, aux
prêtres et aux guerriers, aux heureux du monde et à ceux qui souffrent, aux
grands et aux petits ~.
Car, Messieurs, Jeanne d’Arc est de Dieu ; elle est l’envoyée de
Dieu ; elle n’a cessé de le dire. ~
Vous l’entendez, Messieurs, le saint Royaume de France, le Royaume des
loyaux français, c’est le Royaume de Dieu même ; les ennemis de la France,
ce sont les ennemis e Jésus. Oui, Dieu aime la France, parce que Dieu aime Son Église,
rapporte tout à Son Église, à cette Église qui traverse les siècles, sauvant
les âmes et recrutant les légions de l’éternité ; Dieu, dis-je, aime la
France, parce qu’il aime Son Église, et que la France, dans tous les temps, a
beaucoup fait pour l’Église de Dieu.
Et nous, Messieurs, si
nous aimons notre pays, si nous aimons la France, et certes nous l’aimons tous,
aimons notre Dieu, aimons notre foi, aimons l’Église notre mère, la nourrice de
nos pères et la nôtre. Le Français, on vous le dira du couchant à l’aurore, son nom est
chrétien, son surnom Catholique. C’est à ce titre que la France est grande
parmi les nations ; c’est à ce prix que Dieu la protège, et qu’il la
maintient heureuse et libre.
~ Mais la mission réparatrice de Jeanne n’est pas achevée ; elle
a commencé son œuvre dans la gloire ; elle la poursuivra dans la douleur.
L’épouse de Jésus doit s’abreuver au calice de son époux. Jeanne va passer du
Thabor au Calvaire ; et sa mort sera plus féconde que sa vie.
Recueillons-nous, Messieurs. La sagesse antique avait entrevu quel noble
spectacle c’est que celui d’un juste aux prises avec l’adversité.
Mais la doctrine chrétienne seule peut nous faire comprendre ce mystère
d’expiation, qui tire toute sa vertu de la croix.
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