Mercredi 27 juillet 2016 – Cathédrale Notre-Dame de
Paris
(d’après les lectures
du jour : Jr 15, 10.16-21 ; Ps 58 ; Mt 13,44-46)
Frères et Sœurs,
1. Seigneur, nous as-tu
abandonnés ?
« Serais-tu pour moi un mirage, comme une eau incertaine ? »En
ce moment terrible que nous vivons, comment
ne ferions-nous pas nôtre ce cri vers Dieu du prophète Jérémie au milieu des
attaques dont il était l’objet ? Comment ne pas nous tourner vers Dieu et
comment ne pas Lui demander des comptes ? Ce n’est pas manquer à la foi
que de crier vers Dieu. C’est, au contraire, continuer de lui parler et de
l’invoquer au moment même où les événements semblent remettre en cause sa
puissance et son amour. C’est continuer d’affirmer notre foi en Lui, notre
confiance dans le visage d’amour et de miséricorde qu’il a manifesté en son
Fils Jésus-Christ.
Ceux qui se drapent dans les atours de la religion
pour masquer leur projet mortifère, ceux qui veulent nous annoncer un Dieu de
la mort, un moloch qui se réjouirait de la mort de l’homme et qui promettrait
le paradis à ceux qui tuent en l’invoquant, ceux-là ne peuvent pas espérer que
l’humanité cède à leur mirage. L’espérance inscrite par
Dieu au cœur de l’homme a un nom, elle se nomme la vie. L’espérance a un
visage, le visage du Christ livrant sa vie en sacrifice pour que les hommes
aient la vie en abondance. L’espérance a un projet, le projet de rassembler
l’humanité en un seul peuple, non par l’extermination mais par la conviction et
l’appel à la liberté. C’est cette
espérance au cœur de l’épreuve qui barre à jamais pour nous le chemin du
désespoir, de la vengeance et de la mort.
C’est cette espérance qui animait le ministère du P.
Jacques Hamel quand il célébrait l’Eucharistie au cours de laquelle il a été
sauvagement exécuté. C’est cette espérance qui soutient les chrétiens d’Orient
quand ils doivent fuir devant la persécution et qu’ils choisissent de tout
quitter plutôt que de renoncer à leur foi. C’est cette espérance qui habite le
cœur des centaines de milliers de jeunes rassemblés autour du Pape François à
Cracovie. C’est cette espérance qui nous permet de ne pas succomber à la haine
quand nous sommes pris dans la tourmente.
Cette conviction que l’existence humaine n’est pas un simple
aléa de l’évolution voué à la destruction inéluctable et à la mort habite le
cœur des hommes quelles que soient leurs croyances et leurs religions.
C’est cette conviction qui a été blessée sauvagement à Saint-Étienne du Rouvray
et c’est grâce à cette conviction que nous pouvons résister à la tentation du nihilisme et au goût de la mort. C’est
grâce à cette conviction que nous refusons d’entrer dans le délire du
complotisme et de laisser gangréner notre société par le virus du soupçon.
On ne construit pas l’union
de l’humanité en chassant les boucs-émissaires. On ne contribue pas à la
cohésion de la société et à la vitalité du lien social en développant un
univers virtuel de polémiques et de violences verbales. Insensiblement, mais réellement cette violence virtuelle finit toujours
par devenir une haine réelle et par promouvoir la destruction comme moyen de
progrès. Le combat des mots finit trop souvent par la banalisation de
l’agression comme mode de relation. Une société de confiance ne peut progresser
que par le dialogue dans lequel les divergences s’écoutent et se respectent.
2. La peur de tout perdre
La crise que traverse actuellement notre société nous
confronte inexorablement à une évaluation renouvelée de ce que nous considérons
comme les biens les plus précieux pour nous. On invoque souvent les valeurs,
comme une sorte de talisman pour lequel nous devrions résister coûte que coûte. Mais on est moins prolixe sur le contenu de ces valeurs,
et c’est bien dommage. Pour une bonne part, la défiance à l’égard de notre société, – et sa dégradation en haine et
en violence – s’alimente du soupçon selon lequel les valeurs dont nous nous
réclamons sont très discutables et peuvent être discutées. Pour reprendre
les termes de l’évangile que nous venons d’entendre : quel trésor est
caché dans le champ de notre histoire humaine, quelle perle de grande valeur
nous a été léguée ? Pour quelles
valeurs sommes-nous prêts à vendre tout ce que nous possédons pour les acquérir
ou les garder ? Peut-être, finalement, nos agresseurs nous rendent-ils
attentifs à identifier l’objet de notre résistance ?
Quand une société est
démunie d’un projet collectif, à la fois digne de mobiliser les énergies
communes et capable de motiver des renoncements particuliers pour servir une
cause et arracher chacun à ses intérêts propres, elle se réduit à un consortium d’intérêts dans lequel chaque
faction vient faire prévaloir ses appétits et ses ambitions. Alors, malheur à ceux qui sont sans pouvoir, sans
coterie, sans moyens de pression ! Faute de moyens de nuire, ils n’ont
rien à gagner car ils ne peuvent jamais faire entendre leur misère. L’avidité et la peur se joignent pour
défendre et accroître les privilèges et les sécurités, à quelque prix que ce
soit.
Est-il bien nécessaire
aujourd’hui d’évoquer la liste de nos peurs collectives ? Si nous ne
pouvons pas nous en affranchir, en nommer quelques-unes nous donne du moins
quelque lucidité sur le temps que nous vivons. Jamais sans doute au cours de l’histoire de l’humanité, nous n’avons
connu globalement plus de prospérité, plus de commodités de vie, plus de
sécurité, qu’aujourd’hui en France. Les plus anciens n’ont pas besoin de
remonter loin en arrière pour évoquer le souvenir des misères de la vie, une
génération suffit. Tant de biens produits et partagés, même si le partage
n’est pas équitable, tant de facilités à
vivre ne nous empêchent pas d’être rongés par l’angoisse. Est-ce parce que nous
avons beaucoup à perdre que nous avons tant de peurs ?
L’atome, la couche d’ozone,
le réchauffement climatique, les aliments pollués, le cancer, le sida,
l’incertitude sur les retraites à venir, l’accompagnement de nos anciens dans
leurs dernières années, l’économie soumise aux jeux financiers, le risque du
chômage, l’instabilité des familles, l’angoisse du bébé non-conforme, ou
l’angoisse de l’enfant à naître tout court, l’anxiété de ne pas réussir à
intégrer notre jeunesse, l’extension de l’usage des drogues, la montée de la
violence sociale qui détruit, brûle, saccage et violente, les meurtriers
aveugles de la conduite automobile… Je m’arrête car vous pouvez très bien
compléter cet inventaire en y ajoutant vos peurs particulières. Comment des hommes et des femmes
normalement constitués pourraient-ils résister sans faiblir à ce
matraquage ? Matraquage de la réalité dont les faits divers nous donnent
chaque jour notre dose. Matraquage médiatique qui relaie la réalité par de
véritables campagnes à côté desquelles les peurs de l’enfer des prédicateurs
des siècles passés font figure de contes pour enfants très anodins.
Comment s’étonner que notre
temps ait vu se développer le syndrome de l’abri ? L’abri antiatomique
pour les plus fortunés, abri de sa haie de thuyas pour le moins riche, abri de
ses verrous, de ses assurances, appel à la sécurité publique à tout prix,
chasse aux responsables des moindres dysfonctionnements, bref nous mettons en place tous les moyens de
fermeture. Nous sommes persuadés que là où les villes fortifiées et les châteaux-forts
ont échoué, nous réussirons. Nous empêcherons la convoitise et les vols,
nous empêcherons les pauvres de prendre nos biens, nous empêcherons les peuples
de la terre de venir chez nous. Protection des murs, protection des frontières,
protection du silence. Surtout ne pas
énerver les autres, ne pas déclencher de conflits, de l’agressivité, voire des
violences, par des propos inconsidérés ou simplement l’expression d’une opinion
qui ne suit pas l’image que l’on veut nous donner de la pensée unique.
Silence des parents devant leurs enfants et panne de
la transmission des valeurs communes.
Silence des élites devant les déviances
des mœurs et légalisation des déviances. Silence des votes par l’abstention.
Silence au travail, silence à la maison, silence dans la cité !
A quoi bon
parler ?
Les peurs multiples construisent la peur collective, et la peur
enferme. Elle pousse à se cacher et à cacher.
C’est sur cette inquiétude
latente que l’horreur des attentats aveugles vient ajouter ses menaces. Où trouverons-nous la force de faire face
aux périls si nous ne pouvons pas nous appuyer sur l’espérance ? Et, pour
nous qui croyons au Dieu de Jésus-Christ, l’espérance c’est la confiance en la
parole de Dieu telle que le prophète l’a reçue et transmise : « Ils te combattront, mais ils ne pourront
rien contre toi, car je suis avec toi pour te sauver et te délivrer. Je te
délivrerai de la main des méchants, je t’affranchirai de la poigne des
puissants. »
« Mon rempart, c’est Dieu, le Dieu
de mon amour. » Amen !
Cardinal André VINGT-TROIS, Archevêque de Paris.
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