Deux amours ont formé deux
cités : l’amour de soi, atteignant jusqu’au mépris de Dieu, une cité
terrestre; et l’amour de Dieu, basé sur le mépris de soi, une cité céleste. (Saint Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, XIV, 28)
"Caïn se retira de la présence de l’Éternel, et habita dans la terre de
Nod, à l’est d’Eden. Caïn connut sa femme, et elle conçut et enfanta
Enoch ; et il bâtit une ville, et donna comme nom à la ville, le nom de
son fils, Enoch. D’Enoch naquit Irad ; Irad était le père de Mehujaël et
Mehujaël le père de Metuchaël et Metuchaël le père de Lémec. Et Lamec prit
deux femmes ; le nom de l’une était Ada, et le nom de l’autre Tsilla. Ada
enfanta Jabal ; il était le père de ceux qui habitent sous des tentes et
avaient du bétail. Le nom de son frère était Jubal ; il était le père de
tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. Tsilla engendra
Tubal-Caïn ; il fut le facteur de tous les instruments de bronze et de
fer. La sœur de Tubal-Caïn était Naama. Lamec dit à ses femmes : "Ada
et Tsilla, écoutez ma voix ; vous épouses de Lamec, écoutez ce que je dis :
J’ai tué un homme pour ma blessure, un enfant pour ma contusion. Si Caïn est
vengé sept fois, Lamec le sera septante-sept fois" (Genèse 4, 16-24).
L'entrée triomphale du Sauveur du monde dans sa ville sainte. |
1. Caïn dans sa colère a tué son frère Abel. Il est loin de la
Présence du Seigneur, vagabond et fugitif : " perdu dans la terre de Nod, terre d’errance." Il est à l’est d’Eden:
fixé au point de départ, sans direction. Mais plutôt que d’accepter la
promesse de protection du Seigneur (Genèse 4,15), Caïn cherche un lieu de sécurité en dehors
de Dieu. Il fonde une ville, et l’appelle "Enoch," ce qui
signifie "la discipline", "l’utilisation." Caïn, fils d’Adam, est le premier meurtrier ;
fondateur de la première ville.
Ceci est l’anti-Eden : une économie, un ordre
social, tout cela fait par l’homme. Chassé du Royaume de
Dieu, Caïn fonde son propre royaume - un royaume sans Dieu. Avec les
descendants de Caïn, Jabal, Jubal, et de Tubal-Caïn, viennent les marques de la
civilisation : l’agriculture, les beaux-arts, la technologie (Genèse 4,20-22).
Mais, comme l’histoire de Lamec le montre, ces avantages sont accompagnés par
un motif continu de vengeance et de sang (Genèse 4,23-24).
2. Cette histoire nous indique l’ambiguïté morale et spirituelle profonde
- à tout le moins - qui entoure la ville et tout ce qu’elle représente. Toutes
les communautés humaines, même celles avec les plus grandes réalisations de la
culture humaine, sont défigurées par le péché. Il n’y a pas de civilisation
dans l’histoire du monde qui n’ait pas en quelque sorte été construite et
entretenue par une fuite loin de Dieu, par l’idolâtrie
et la brutalité, l’exploitation et la mise à mort d’autres êtres humains.
Cette tendance est confirmée par les deux
villes suivantes mentionnées dans le livre de la Genèse : Babel (Genèse 11) et Sodome (Genèse 13-14; 19).
Palmes et rameaux bénis sur un autel de l'église Saint-Eugène - Sainte-Cécile, Paris |
Même Jérusalem n’échappe pas à cette ambiguïté.
Jérusalem est "belle" (Cantique des Cantiques 6,4), mais seulement
dans le futur. Les prophètes
prophétisent le grand jour où Jérusalem sera sainte (Joël 3,17), où Dieu
habitera en elle et où elle sera appelée "une ville de vérité" (Zacharie 8,3). Mais en attendant, elle est remplie d’injustice, ayant "gravement péché" (Lamentations
1,8). Elle est appelée sœur de Sodome (Ezéchiel 16,46-47), même Sodome (Esther
1,10 ; Jérémie 23,14 ; Apocalypse 1,18), la ville "qui tue les prophètes" (Matthieu
23,37). Et quand le Seigneur vient
finalement habiter en elle, Il est rejeté, conduit devant les portes comme un
bouc émissaire (Hébreux 13,12) pour être crucifié.
3. Comme hommes mortels,
nés hors du Paradis, nous connaissons
bien la ville de Caïn : la
ville de l’homme sans Dieu, la Sodome et la Babylone qui nous entourent
(Apocalypse 17,15). Nous sommes
familiers, aussi, du péché de Jérusalem, le "double sombre" de l’Eglise qui ombre son histoire : l’abus des choses saintes au préjudice du
peuple de Dieu (Jérémie 23,1) ; le
pourvoyeur de mensonges et de fausses visions au Nom de Dieu (Jérémie
2,8 ; 4,14 ; 6,14 ; 23,16-17).
En tant que disciples de
Jésus-Christ, notre tâche, cependant, n’est pas de fuir cette ville sombre,
mais d’être ses témoins en son sein. Pendant
le Carême, nous nous préparons à ce moment-là lorsque nous allons suivre le
Seigneur dans la ville, pour cette heure où il nous dira : "Voici que nous montons à Jérusalem ; et
le Fils de l’homme sera livré aux chefs sacrificateurs et aux scribes, et ils
Le condamneront à mort et Le livreront aux païens ; et ils vont se moquer de
Lui, Le fouetter, et Le tuer ; et après trois jours Il ressuscitera"
(Marc 10,33-34).
Et après trois jours, Il
ressuscitera. Dans ces mots jaillit la substance de toute notre espérance, car
en eux se dresse la promesse d’une fin à la ville de Caïn, voire à toute la
tragédie de l’histoire. En cette saison
de repentance, il nous est rappelé que "nous n’avons pas ici de cité permanente" (Hébreux 13,14). Nous luttons plus fortement pour répondre
un "non" retentissant
à cette offre alléchante pour laquelle Caïn est tombé : le pouvoir et l’autorité,
les royaumes de ce monde, en échange du culte du Diable (Luc 4,5-7). Nous
pouvons le faire parce que nous savons que, dans la Croix et la Résurrection de
Jésus, la ville de Caïn a déjà eu son jugement: déjà le "prince de ce monde", qui était
"meurtrier dès le commencement
", est "chassé" (Jean
12,31-32 ; Jean 8,44).
4. La ville de Caïn, le royaume de Satan, ne peut pas subsister
(Matthieu 12,25-26). Mais notre fin se trouve pas dans une fuite de l’histoire,
une évasion de la ville. Car si l’histoire de l’Écriture, qui est notre Histoire, a commencé par un jardin,
nous savons que cela finira, non pas par un jardin, mais par une ville :
la ville sainte elle-même, la nouvelle Jérusalem, "descendue du ciel d’auprès de Dieu, préparée comme une épouse parée pour
son époux" (Apocalypse 21,2), et
au milieu d’elle, l’Arbre de Vie (Apocalypse 22,2).
Et tout comme dans l’Exode
dans la terre promise, le peuple d’Israël emporta avec lui les dépouilles de l’Egypte
(Exode 3,21-22), l’argent et l’or se sont réunis à la terre de leur affliction,
donc de même dans cette ville sainte "les
rois de la terre apporteront leur gloire" (Ap 21,24) : "tout ce qui est vrai, tout ce qui est
honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable,
tout ce qui est bon, tout ce qui est excellent, tout ce qui est digne de
louange"(Philippiens 4,8) - toutes ces choses de beauté et de
créativité authentiques qui ont été faites ou accomplies dans la ville de l’homme,
se trouveront d’une certaine façon dans cette nouvelle Jérusalem, ville du Dieu
vivant. La polis (ville,
en grec) - ville humaine et tout ce qu’elle
représente - l’histoire humaine, la culture humaine - n’est pas seulement jugée ;
elle est également purifiée et sanctifiée, rachetée, maintenant "dans l’espérance" (Romains 8,24 ;
cf. 8,25).
"Qu’est-ce qui passera de l’Histoire dans l’Eternité ?"
Demanda le Père Georges Florovsky, de bienheureuse mémoire. "La
personne humaine avec toutes ses relations, telles que l’amitié et l’amour. Et
dans ce sens aussi la culture, car une personne sans face culturelle concrète,
serait un simple fragment d’humanité ".
5. En vérité, "la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est
devenue la pierre d’angle, et c’est un prodige à nos yeux" (Matthieu
21,42). Par Sa souffrance et Sa mort aux
mains de la ville, et par Sa résurrection, Jésus-Christ a non seulement défait
la tentative de l’homme de fonder une ville sans Dieu ; Il est aussi
devenu, en lui-même, le début d’une nouvelle polis [ville] - une nouvelle communauté.
Palmes tressées en forme de croix, à la manière orientale. |
La ville de Caïn a été fondée sur le sang d’Abel,
criant vengeance depuis la terre (Genèse 4,10). Mais la ville que nous attendons, la ville
du Dieu vivant, est fondée sur un "Sang
qui est plus éloquent que le sang d’Abel" (cf. Hébreux 12,22-24), disant une parole, non pas de vengeance,
mais de pardon et de résurrection. Caïn est vengé sept fois ; la vengeance
de sa ville est amplifiée par génération ; son descendant Lamec est vengé
septante-sept fois (Genèse 4,24). L’entrée
dans la ville de Dieu, nous dit Jésus-Christ, est rachetée par la
miséricorde, le pardon des dettes "soixante-dix
fois sept fois" (Matthieu 18,22 ; cf. 18,23-34).
De cette ville à venir, nous sommes des citoyens, ce
Sang nous y participons quand nous nous réunissons ensemble dans l’Amour par l’Eucharistie. Et bien que le monde ne le sache pas, c’est cette
ville qui maintient le monde, comme l’âme maintient le corps (Épître à
Diognète, 6). Dans l’Eucharistie de
l’Église, nous "goûtons et voyons" déjà - comme dans une icône,
voilée sous les signes - le futur glorieux que le Seigneur a préparé pour Sa
création (Psaume 34, 8).
Aimons-nous donc les uns
les autres, et cherchant "cette
ville qui est à venir" (Hébreux 13,14), recevons-Le dans nos
cœurs, avec la prière de l’Esprit et de l’Epouse : "Viens, Seigneur Jésus !" (Apocalypse
22,20).
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