Carte de 1654, Evreux, sa Cathédrale et l'église Saint-Taurin |
« Vie nouvelle de Henri Marie Boudon »,
par S. Exc. R. Mgr. Matthieu, Archevêque de Besançon
Jamais il ne parut
plus occupé des amis que la charité lui avait formés que dans ces instants
pénibles où l’âme effrayée se replie ordinairement sur elle-même et perd de vue
tout ce qui l’environne ; il est
vrai que chacun d’eux perdait en lui ou un bienfaiteur ou un conseil et un
appui, aussi mettait-il tous ses soins à leur persuader qu’après lui, la
Providence saurait leur procurer d’autres moyens d’assistance et d’autres
instruments de sanctification.
Piéta, détail. Chapelle de la Mère de Dieu, Cathédrale d'Evreux |
Toutes ses lettres
respirent cette attention délicate avec laquelle il les préparait à leur séparation prochaine en cherchant à insinuer
dans leur cœur la sainte résignation et la douce confiance dont le sien
était pénétré ~.
« Souvenez-vous que dans l’ancienne loi les
sacrifices charnels que l’on offrait à Dieu ne pouvaient être sans de grandes
douleurs de la part des victimes car il fallait qu’elles fussent égorgées et
elles n’étaient qu’une figure du grand sacrifice que nous faisons avec Notre
Seigneur Jésus Christ ; or, combien en a-t-il coûté à cet aimable
Sauveur ! Il suffit donc, ma chère fille, que vous lui sacrifiiez dans le fond de votre âme sans réserve. Ne
vous mettez point en peine des contradictions que vous ressentirez dans votre
partie inférieure. »
~ Ce fut dans cet état continuel de crise qu’il
passa tout le mois d’avril et celui de mai. Les premiers jours de juin
furent très mauvais et le 7 il se trouva si mal qu’on crut qu’il ne passerait
pas la nuit. Il reçut l’extrême onction
le 8 au matin et dicta ensuite quelques lignes à M. Thomas pour le lui annoncer.
Malgré sa pieuse confiance et son abandon sans
réserve à la volonté de Dieu, il n’était pas exempt de cette crainte
religieuse que les approches de l’éternité ont imprimée dans l’âme des plus
grands saints ; aussi se
recommandait-il instamment aux prières de ses amis, il les conjurait surtout d’intéresser
en sa faveur la Reine des anges et ceux des bienheureux qui étaient les
objets les plus particuliers de sa dévotion. Il invoquait continuellement le secours de ces célestes intercesseurs
et, lorsque la violence de ses maux ne lui permettait plus d’adresser au Ciel,
que des prières entrecoupées et, sans suite, son oraison jaculatoire la plus
ordinaire, alors était ces mots qui exprimaient si bien les désirs de toute
sa vie : « Mon Dieu que je
cesse d’être afin que vous viviez en moi que je périsse à la vie sensuelle afin
de ne pas périr de la mort éternelle. »
Chanoine cathédral. Gravure |
~ Ce fut à
quelques jours de là que le pieux archidiacre fut appelé à jouir de la
compagnie des saints dont il avait si bien suivi les traces. Les crises douloureuses qui l’avaient
éprouvé si longtemps ne reparurent point aux approches de sa mort mais on
put prévoir qu’elle suivrait de près l’anéantissement total dans lequel il
tomba ; l’esprit parut même
quelquefois s’égarer un peu et les idées perdre leur suite mais, en lui parlant
de Dieu, on le rappelait à lui-même et on s’apercevait que si la nature
succombait à son épuisement, l’âme ne perdait rien de la ferveur qui avait
toujours fait sa force.
Dans une de ces fréquentes défaillances où
il ne donnait plus aucun signe de vie, le bruit de sa mort s’étant répandu,
plusieurs personnes accoururent autour de son lit par un de ces mouvements
spontanés qui portent à contempler les restes des saints et à s’approprier
quelque chose qui leur ait appartenu.
S’étant aperçu, en revenant à lui, que sa chambre était pleine de monde et, sa
langue étant trop enflée pour qu’il pût satisfaire au désir qu’il avait de leur
parler lui-même, il dit en bégayant à M. Chanoine : « Dites aux personnes qui sont ici que je les exhorte de tout mon cœur à aimer et
à servir Dieu fortement et que dans le pays de Dieu seul où je vais tout le
monde sera obligé de reconnaître par force ou par amour qu’il n’y avait que cela à faire en ce monde. »
Petit cartulaire de Sant-Taurin d'Evreux |
~ Cette grande et
consolante pensée qui avait fait les délices de sa vie environna de paix la
dernière heure de Boudon et ce fut encore en
répétant à Dieu qu’il ne voulait plus que lui seul qu’il remit doucement son
âme entre ses mains, sans effort et sans agonie, le jeudi 31 août 1702, dans la
soixante-dix neuvième année de son âge.
Quelques instants
avant d’expirer, Boudon avait chargé M. Chanoine de faire connaître sa mort à
ses amis afin qu’ils priassent pour son âme. M. Chanoine s’acquitta dès le
lendemain de ce pieux devoir en écrivant à M. Thomas la lettre suivante :
« Ce n’est plus le saint M. Boudon qui vous
écrit, c’est un misérable et chétif
prêtre qu’il a eu la charité de souffrir auprès de sa sainte personne pendant
sa vie qui s’acquitte d’un devoir qu’il lui a imposé à l’heure de la mort
qui est de le recommander aux prières de ses amis en Jésus Christ ; c’est pourquoi, j’ai l’honneur de vous
écrire la présente pour vous dire qu’il est mort dans le même zèle de l’établissement
du règne de Dieu seul en lui comme il a toujours vécu. Il me dit, le soir
du jour qui précéda sa mort, qu’il se sentait le cœur plus que plein du désir
de servir Dieu de toutes ses forces mieux qu’il n’avait encore fait jusque-là,
et il mourut hier entre mes bras, après
m’avoir témoigné pour dernière parole, qu’il
ne voulait plus que Dieu seul. »
« MM. nos chanoines l’ont inhumé comme l’un d’eux malgré tous ses sentiments pour la pauvreté.
MM. de notre séminaire et MM. du chapitre, ayant beaucoup disputé à qui le posséderait,
mais enfin on l’a inhumé dans la
chapelle où il a toujours célébré les divins mystères, quoique ce soit
contre l’usage de la cathédrale d’Evreux qui inhume ses dignités devant un
autel particulier de la sainte Vierge et les autres chanoines devant leurs
chapelles. »
Le Séminaire tenu par les Eudistes, aujourd'hui le palais de justice. A son entrée était enterré le Cœur du Vénérable prêtre. |
« L’affluence
du peuple fut si grande dans sa chambre dès qu’on sut sa mort qu’à peine put-on avoir le temps de le
mettre sur la paillasse de son lit pour permettre au peuple qui venait de
toutes parts de lui rendre les derniers devoirs. Tous les petits enfants et
toutes les grandes personnes lui baisaient les pieds et on eut toutes les
peines du monde, à dix heures du soir, de faire retirer tous ceux qui y venaient et qui ne se lassaient point de le regarder,
de le toucher et de lui faire toucher des mouchoirs, des heures, des
scapulaires, des chapelets, des chemises et autres choses. »
« Vous saurez aussi que pour contenter MM. du
chapitre et du séminaire, MM. du
séminaire ont eu le cœur, et le corps a été porté à Notre-Dame ; il y a
quelques personnes qui disent avoir reçu du soulagement et la guérison de
quelques incommodités et plusieurs personnes ont commencé dès aujourd’hui
à faire des neuvaines à son tombeau.
Nous avons fait tirer son portrait par un curé de notre connaissance parce que
nous n’avons point de peintre à Evreux mais, comme il n’a pas bien réussi à
cause qu’il était fort interrompu par le bruit et la foule du peuple, il en a
tiré le portrait en plâtre et ensuite en cire pour le crayonner, et vous le
faire tenir afin que vous ayez la consolation de le voir, quoique nous l’ayons
perdu. Je prendrai la liberté de vous écrire quand nous vous l’enverrons »