Pie XII, bénédiction urbi et orbi, Pâques 1954 |
Discours sur la vocation de la France prononcé le 13 juillet 1937 dans
la chaire de la Cathédrale Notre-Dame de Paris par Son Éminence le Cardinal Eugenio Pacelli,
futur Pape Pie XII
" Tandis que dans
la majesté des fonctions liturgiques, entouré d’une foule immense qui manifestait
sa foi enthousiaste et sa tendre dévotion, je célébrais au nom du Souverain
Pontife (le Pape Pie XI) l’inauguration de la basilique érigée en l’honneur de sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus, une inexprimable émotion m’envahissait le cœur d’une suavité si
pénétrante que je ne voyais pas sans un mélancolique regret approcher le moment
de m’éloigner de Lisieux où je venais de vivre ces heures inoubliables et
vraiment célestes.
Mais voici que
le parfum dont mon âme était tout embaumée me suivait, m’accompagnait au cours
de mon voyage de retour à travers la luxuriante fécondité des plaines et des
collines de France, de la douce terre de France, souriante dans la splendeur de
sa parure d’été.
Et ce parfum
m’accompagne encore ; il m’accompagnera désormais partout. Mais, à me
trouver aujourd’hui en cette capitale de la grande nation, au cœur même de
cette patrie, toute chargée des fruits de la terre, toute émaillée des fleurs
du ciel, du sein de laquelle a germé, sous le soleil divin, la fleur exquise du
Carmel, si simple en son héroïque sainteté, si sainte en sa gracieuse
simplicité ; à me trouver ici en présence de toute une élite des fils et
des filles de France, devant deux cardinaux qui honorent l’Église et la
patrie, l’un pasteur dont la sagesse et la bonté s’emploient à
garder la France fidèle à sa vocation catholique, l’autre, docteur, dont la
science illustra naguère ici même cette glorieuse vocation, mon émotion
redouble encore et la première parole qui jaillit de mon cœur à mes lèvres est
pour vous porter à vous et, en vous, à tous les autres fils et filles de
France, le salut, le sourire de la grande « petite sainte », flos
campi et lilium convallium (Cant. 2, 1), decor Carmeli (Is.
35, 2), messagère de la miséricorde et de la tendresse divines pour transmettre
à la France, à l’Église, à tout le monde, à ce monde trop souvent vide d’amour,
sensuel, pervers, inquiet, des effluves d’amour, de pureté, de candeur et de
paix.
Mais ce n’est
pas seulement le charme de Lisieux et de sa « petite
fleur » qui me hante en ce moment, dans la chaire de cette
cathédrale, c’est aussi l’impression que fait naître en moi cette cathédrale
elle-même.
Comment dire,
mes frères, tout ce qu’évoque en mon esprit, en mon âme, comme dans l’âme et
dans l’esprit de tout catholique, je dirais même dans toute âme droite et dans
tout esprit cultivé, le seul nom de Notre-Dame de Paris ! Car ici c’est
l’âme même de la France, l’âme de la fille aînée de l’Église, qui parle à mon
âme.
Âme de la
France d’aujourd’hui qui vient dire ses aspirations, ses angoisses et sa
prière ; âme de la France de jadis dont la voix, remontant des profondeurs
d’un passé quatorze fois séculaire, évoquant les Gesta Dei per Francos, parmi
les épreuves aussi bien que parmi les triomphes, sonne aux heures critiques
comme un chant de noble fierté et d’imperturbable espérance. Voix de Clovis et
de Clotilde, voix de Charlemagne, voix de saint Louis surtout, en cette île où
il semble vivre encore et qu’il a parée, en la Sainte Chapelle, de la plus
glorieuse et de la plus sainte des couronnes ; voix aussi des grands
docteurs de l’Université de Paris, des maîtres dans la foi et dans la sainteté…
Leurs
souvenirs, leurs noms inscrits sur vos rues, en même temps qu’ils proclament la
vaillance et la vertu de vos aïeux, jalonnent comme une route triomphale
l’histoire d’une France qui marche et qui avance en dépit de tout, d’une France
qui ne meurt pas !
Oh ! ces voix ! j’entends leur innombrable
harmonie résonner dans cette cathédrale, chef-d’œuvre de votre génie et de
votre amoureux labeur qui l’ont dressée comme le monument de cette prière, de
cet amour, de cette vigilance, dont je trouve le symbole parlant en cet autel
où Dieu descend sous les voiles eucharistiques, en cette voûte qui nous abrite
tous ensemble sous le manteau maternel de Marie, en ces tours qui semblent
sonder l’horizon serein ou menaçant en gardiennes vigilantes de cette capitale.
Prêtons l’oreille à la voix de Notre-Dame de Paris.
Au milieu de la
rumeur incessante de cette immense métropole, parmi l’agitation des affaires et
des plaisirs, dans l’âpre tourbillon de la lutte pour la vie, témoin apitoyé
des désespoirs stériles et des joies décevantes, Notre-Dame de Paris, toujours
sereine en sa calme et pacifiante gravité, semble répéter sans relâche à tous
ceux qui passent : Orate, fratres, Priez, mes
frères ; elle semble, dirais-je volontiers, être elle-même un Orate
fratres de pierre, une invitation perpétuelle à la prière.
Nous les
connaissons les aspirations, les préoccupations de la France d’aujourd’hui ;
la génération présente rêve d’être une génération de défricheurs, de pionniers,
pour la restauration d’un monde chancelant et désaxé ; elle se sent au
cœur l’entrain, l’esprit d’initiative, le besoin irrésistible d’action, un
certain amour de la lutte et du risque, une certaine ambition de conquête et de
prosélytisme au service de quelque idéal.
Or si, selon
les hommes et les partis, l’idéal est bien divers – et c’est le secret de tant
de dissensions douloureuses -, l’ardeur de chacun est la même à poursuivre la
réalisation, le triomphe universel de son idéal – et c’est, en grande partie,
l’explication de l’âpreté et de l’irréductibilité de ces dissensions.
Mais ces
aspirations mêmes que, malgré la grande variété de leurs manifestations, nous
retrouvons à chaque génération française depuis les origines, comment les
expliquer ? Inutile d’invoquer je ne sais quel fatalisme ou quel
déterminisme racial. À la France d’aujourd’hui, qui l’interroge, la France
d’autrefois va répondre en donnant à cette hérédité son vrai nom : la vocation.
Car, mes
frères, les peuples, comme les individus, ont aussi leur vocation
providentielle ; comme les individus, ils sont prospères ou misérables,
ils rayonnent ou demeurent obscurément stériles, selon qu’ils sont dociles ou
rebelles à leur vocation. Fouillant de
son regard d’aigle le mystère de l’histoire universelle et de ses
déconcertantes vicissitudes, le grand évêque de Meaux écrivait :
« Souvenez-vous que ce long enchaînement des causes
particulières, qui font et qui défont les empires, dépend des ordres secrets de
la Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les
royaumes ; il a tous les cœurs en sa main ; tantôt il retient les
passions ; tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre
humain… C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de
hasard ni de fortune ; ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous
couvrons notre ignorance » (Bossuet, Discours sur l’histoire
universelle, III, 8).
Le passage de
la France dans le monde à travers les siècles est une vivante illustration de
cette grande loi de l’histoire de la mystérieuse et pourtant évidente
corrélation entre l’accomplissement du devoir naturel et celui de la mission
surnaturelle d’un peuple.
Du jour même où
le premier héraut de l’Évangile posa le pied sur cette terre des Gaules et où,
sur les pas du Romain conquérant, il porta la doctrine de la Croix, de ce
jour-là même, la foi au Christ, l’union avec Rome, divinement établie centre de
l’Église, deviennent pour le peuple de France la loi même de sa vie. Et toutes
les perturbations, toutes les révolutions, n’ont jamais fait que confirmer,
d’une manière toujours plus éclatante, l’inéluctable force de cette loi.
L’énergie
indomptable à poursuivre l’accomplissement de sa mission a enfanté pour votre
patrie des époques mémorables de grandeur, de gloire, en même temps que de
large influence sur la grande famille des peuples chrétiens. Et si votre
histoire présente aussi ses pages tragiquement douloureuses, c’était aux heures
où l’oubli des uns, la négation des autres, obscurcissaient, dans l’esprit de
ce peuple, la conscience de sa vocation religieuse et la nécessité de mettre en
harmonie la poursuite des fins temporelles et terrestres de la patrie avec les
devoirs inhérents à une si noble vocation.
Et, néanmoins,
une lumière resplendissante ne cesse de répandre sa clarté sur toute l’histoire
de votre peuple ; cette lumière qui, même aux heures les plus obscures,
n’a jamais connu de déclin, jamais subi d’éclipse, c’est toute la suite
ininterrompue de saints et de héros qui, de la terre de France, sont montés
vers le ciel. Par leurs exemples et par leur parole, ils brillent comme des
étoiles au firmament, quasi stellae in perpetuas aeternitates (Dan.
12, 3) pour guider la marche de leur peuple, non seulement dans la voie du
salut éternel, mais dans son ascension vers une civilisation toujours plus
haute et plus délicate.
Saint Remi qui
versa l’eau du baptême sur la tête de Clovis ; saint Martin, moine,
évêque, apôtre de la Gaule ; saint Césaire d’Arles ; ceux-là et tant
d’autres, se profilent avec un relief saisissant sur l’horizon de l’histoire,
dans cette période initiale qui, pour troublée qu’elle fût, portait cependant
en son sein tout l’avenir de la France. Et, sous leur action, l’Évangile du
Christ commence et poursuit, à travers tout le territoire des Gaules, sa marche
conquérante, au cours d’une longue et héroïque lutte contre l’esprit
d’incrédulité et d’hérésie, contre les défiances et les tracasseries de
puissances terrestres, cupides et jalouses. Mais, de ces siècles d’effort
courageux et patient, devait sortir enfin la France catholique, cette Gallia
sacra, qui va de Louis, le saint roi, à Benoît-Joseph Labre, le saint
mendiant ; de Bernard de Clairvaux, à François de Sales, à l’humble Curé
d’Ars ; de Geneviève, la bergère de Nanterre, à Bernadette, l’angélique
pastourelle de Lourdes ; de Jeanne d’Arc, la vierge guerrière, la sainte
de la patrie, à Thérèse de l’Enfant-Jésus, la vierge du cloître, la sainte de
la « petite voie ».
La vocation de
la France, sa mission religieuse ! mes frères, mais cette chaire même ne
lui rend-elle pas témoignage ? Cette chaire qui évoque le souvenir des
plus illustres maîtres, orateurs, théologiens, moralistes, apôtres, dont la
parole, depuis des siècles, franchissant les limites de cette nef, prêche la
lumineuse doctrine de vérité, la sainte morale de l’Évangile, l’amour de Dieu
pour le monde, les repentirs et les résolutions nécessaires, les luttes à
soutenir, les conquêtes à entreprendre, les grandes espérances de salut et de
régénération.
À monter, même
pour une seule fois et par circonstance, en cette chaire après de tels hommes,
on se sent forcément, j’en fais en ce moment l’expérience, bien petit, bien
pauvre ; à parler dans cette chaire, qui a retenti de ces grandes voix, je
me sens étrangement confus d’entendre aujourd’hui résonner la mienne.
Et malgré cela,
quand je pense au passé de la France, à sa mission, à ses devoirs présents, au
rôle qu’elle peut, qu’elle doit jouer pour l’avenir, en un mot, à la vocation
de la France, comme je voudrais avoir l’éloquence d’un Lacordaire, l’ascétique
pureté d’un Ravignan, la profondeur et l’élévation théologique d’un Monsabré,
la finesse psychologique d’un Mgr d’Hulst avec son intelligente compréhension
de son temps ! Alors, avec toute l’audace d’un homme qui sent la gravité
de la situation, avec l’amour sans lequel il n’y a pas de véritable apostolat,
avec la claire connaissance des réalités présentes, condition indispensable de
toute rénovation, comme je crierais d’ici à tous les fils et filles de
France : « Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation !
Jamais heure n’a été plus grave pour vous en imposer les devoirs, jamais heure
plus belle pour y répondre. Ne laissez pas passer l’heure, ne laissez pas
s’étioler des dons que Dieu a adaptés à la mission qu’il vous confie ; ne
les gaspillez pas, ne les profanez pas au service de quelque autre idéal
trompeur, inconsistant ou moins noble et moins digne de vous ! »
Mais, pour
cela, je vous le répète, écoutez la voix qui vous crie :
« Priez, Orate, fratres ! » Sinon, vous
ne feriez qu’œuvre humaine, et, à l’heure présente, en face des forces
adverses, l’œuvre purement humaine est vouée à la stérilité, c’est-à-dire à la
défaite ; ce serait la faillite de votre vocation.
Oui, c’est bien
cela que j’entends dans le dialogue de la France du passé avec la France
d’aujourd’hui. Et Notre-Dame de Paris, au temps où ses murs montaient de la
terre, était vraiment l’expression joyeuse d’une communauté de foi et de
sentiments qui, en dépit de tous les différends et de toutes les faiblesses,
inséparables de l’humaine fragilité, unissait tous vos pères en un Orate,
fratres dont la toute-puissante douceur dominait toutes les
divergences accidentelles. À présent, cet Orate, fratres la
voix de cette cathédrale ne cesse pas de le répéter ; mais combien de
cœurs dans lesquels il ne trouve plus d’écho ! combien de cœurs pour
lesquels il ne semble plus être qu’une provocation à renouveler le geste de
Lucifer dans l’orgueilleuse ostentation de leur incrédulité ! Cette voûte
sous laquelle s’est manifestée en des élans magnifiques l’âme de la France
d’autrefois et où, grâce à Dieu, se manifestent encore la foi et l’amour de la
France d’aujourd’hui ; cette voûte qui, il y a sept siècles, joignait ses
deux bras vers le ciel comme pour y porter les prières, les désirs, les
aspirations d’éternité de vos aïeux et les vôtres, pour recevoir et vous
transmettre en retour la grâce et les bénédictions de Dieu ; cette voûte
sous laquelle en un temps de crise, l’incrédulité, dans son orgueil superbe, a
célébré ses éphémères triomphes par la profanation de ce qu’il y a de plus
saint devant le ciel ; cette voûte, mes frères, contemple
aujourd’hui un monde qui a peut-être plus besoin de rédemption qu’en aucune
autre époque de l’histoire et qui, en même temps, ne s’est jamais cru plus
capable de s’en passer.
Aussi, tandis
que je considère cet état de choses et la tâche gigantesque qui, de ce chef,
incombe à la génération présente, je crois entendre ces pierres vénérables
murmurer avec une pressante tendresse l’exhortation à l’amour ; et
moi-même, avec le sentiment de la plus fraternelle affection, je vous la redis,
à vous qui croyez à la vocation de la France : « Mes frères,
aimez ! Amate, fratres ! »
Tout ce monde
qui s’agite au dehors, et dont le flot, comme celui d’une mer déchaînée, vient
battre incessamment de son écume de discordes et de haine les rives tranquilles
de cette cité, de cette île consacrée à la Reine de la paix, Mère du bel
amour ; ce monde-là, comment trouvera-t-il jamais le calme, la guérison,
le salut, si vous-mêmes, qui, par une grâce toute gratuite, jouissez de la foi,
vous ne réchauffez pas la pureté de cette foi personnelle à l’ardeur
irrésistible de l’amour, sans lequel il n’est point de conquête dans le domaine
de l’esprit et du cœur ? Un amour qui sait comprendre, un amour qui se
sacrifie et qui, par son sacrifice, secourt et transfigure ; voilà le
grand besoin, voilà le grand devoir d’aujourd’hui. Sages programmes, larges
organisations, tout cela est fort bien ; mais, avant tout, le travail
essentiel est celui qui doit s’accomplir au fond de vous-mêmes, sur votre
esprit, sur votre cœur, sur toute votre conduite. Celui-là seul qui a établi le
Christ roi et centre de son cœur, celui-là seul est capable d’entraîner les
autres vers la royauté du Christ. La parole la plus éloquente se heurte aux
coeurs systématiquement défiants et hostiles. L’amour ouvre les plus
obstinément fermés.
Que d’hommes
n’ont perdu la foi au Père qui est dans les cieux que parce qu’ils ont perdu
d’abord la confiance dans l’amour de leurs frères qui sont sur la terre, même
de ceux qui font profession de vie chrétienne ! Le réveil de ces
sentiments fraternels et la claire vue de leurs relations avec la doctrine de
l’Évangile reconduiront les fils égarés à la maison du Père.
Au malheureux
gisant sur la route, le corps blessé, l’âme plus malade encore, on n’aura que
de belles paroles à donner et rien qui fasse sentir l’amour fraternel, rien qui
manifeste l’intérêt que l’on porte même à ses nécessités temporelles, et l’on
s’étonnera de le voir demeurer sourd à toute cette rhétorique !
Qu’est-elle donc, cette foi qui n’éveille au cœur aucun sentiment qui se
traduise par des œuvres ? Qu’en dit saint Jean, l’apôtre et l’évangéliste
de l’amour ? « Celui qui jouit des biens de ce monde et qui,
voyant son frère dans le besoin, ne lui ouvre pas tout grand son cœur, à qui
fera-t-on croire qu’il porte en lui l’amour de Dieu ? » (1 Jn
3, 17.)
La France
catholique qui a donné à l’Église, à l’humanité tout entière un saint Vincent
de Paul et tant d’autres héros de la charité, ne peut pas ne pas entendre ce
cri : Amate, fratres ! Et elle sait que les
prochaines pages de son histoire, c’est sa réponse à l’appel de l’amour qui les
écrira.
À sa fidélité
envers sa vocation, en dépit de toutes les difficultés, de toutes les épreuves,
de tous les sacrifices, est lié le sort de la France, sa grandeur temporelle
aussi bien que son progrès religieux. Quand j’y songe, de quel cœur, mes
frères, j’invoque la Providence divine, qui n’a jamais manqué, aux heures
critiques, de donner à la France les grands cœurs dont elle avait besoin, avec
quelle ardeur je lui demande de susciter aujourd’hui en elle les héros de
l’amour, pour triompher des doctrines de haine, pour apaiser les luttes de
classes, pour panser les plaies saignantes du monde, pour hâter le jour où
Notre-Dame de Paris abritera de nouveau sous son ombre maternelle tout son
peuple, pour lui faire oublier comme un songe éphémère les heures sombres où la
discorde et les polémiques lui voilaient le soleil de l’amour, pour faire
résonner doucement à son oreille, pour graver profondément dans son esprit la
parole si paternelle du premier Vicaire de Jésus-Christ :
« Aimez-vous les uns les autres d’une dilection toute fraternelle, dans
la simplicité de vos cœurs » In fraternitatis amore, simplici ex
corde invicem diligite ! (1 P.1, 22).
Ce que je
connais, mes frères, de ce pays et de ce peuple français, des directions que
lui donnent ses chefs religieux et de la docilité du grand nombre des
fidèles ; ce que m’apprennent les écrits des maîtres catholiques de la
pensée, les rapports des Congrès et Semaines où les problèmes de l’heure présente
sont étudiés à la lumière de la foi divine ; ce que je constate aussi de
l’idéalisme avec lequel la jeunesse croyante de la France s’intéresse à la
question capitale du prolétariat et à sa solution juste et chrétienne, tout
cela certes me remplit d’une ferme confiance que cette même jeunesse, grâce à
la rectitude de sa bonne volonté, à son esprit de dévouement et de sacrifice, à
sa charité fraternelle, si noble en ses intentions, si loyale en ses efforts,
cheminera toujours par les voies droites et sûres. Aussi, loin de moi de douter
jamais de si saintes dispositions ; mais, à la généreuse ardeur de la
jeune France vers la restauration de l’ordre social chrétien, Notre-Dame de
Paris, témoin au cours des siècles passés de tant d’expériences, de tant de
désillusions, de tant de belles ardeurs tristement fourvoyées, vous adresse,
après son exhortation à l’amour : - Amate, fratres ! –
son exhortation à la vigilance, exhortation empreinte de bonté maternelle, mais
aussi de gravité et de sollicitude : « Veillez, mes
frères ! Vigilate, fratres ! »
Vigilate ! C’est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui, comme en
d’autres temps, de soutenir la lutte contre des formes déficientes ou altérées
de la civilisation religieuse et la plupart gardant encore une âme de vérité et
de justice héritée du christianisme ou inconsciemment puisée à son
contact ; aujourd’hui, c’est la substance même du christianisme, la
substance même de la religion qui est en jeu ; sa restauration ou sa ruine
est l’enjeu des luttes implacables qui bouleversent et ébranlent sur ses bases
notre confinent et avec lui le reste du monde.
Le temps n’est
plus des indulgentes illusions, des jugements édulcorés qui ne voulaient voir
dans les audaces de la pensée, dans les errements du sens moral qu’un
inoffensif dilettantisme, occasion de joutes d’écoles, de vains amusements de
dialecticiens. L’évolution de ces doctrines, de ces principes touche à son
terme ; le courant, qui insensiblement a entraîné les générations d’hier,
se précipite aujourd’hui et l’aboutissement de toutes ces déviations des
esprits, des volontés, des activités humaines, c’est l’état actuel, le désarroi
de l’humanité, dont nous sommes les témoins, non pas découragés, certes !
mais épouvantés.
Une grande
partie de l’humanité dans l’Europe actuelle est, dans l’ordre religieux, sans
patrie, sans foyer. Pour elle, l’Église n’est plus le foyer familial ;
Dieu n’est plus le Père ; Jésus-Christ n’est plus qu’un étranger. Tombé
des hauteurs de la révélation chrétienne, d’où il pouvait d’un coup d’œil contempler
le monde, l’homme n’en peut plus voir l’ordre dans les contrastes de sa fin
temporelle et éternelle ; il ne peut plus entendre et goûter l’harmonie en
laquelle viennent se résoudre paisiblement les dissonances. Quel tragique
travail de Sisyphe que celui qui consiste à poursuivre la restauration de
l’ordre, de la justice, de la félicité terrestre, dans l’oubli ou la négation
même des relations essentielles et fondamentales !
Quelle
désillusion amère, quelle douloureuse ironie que la lecture des fastes de
l’humanité dans laquelle les noms de ceux que, tour à tour, elle a salués comme
des précurseurs, des sauveurs, les maîtres de la vie, les artisans du progrès –
et qui parfois le furent à certains égards – apparaissent aujourd’hui comme les
responsables, inconscients peut-être, des crises dont nous souffrons, les
responsables d’un retour, après vingt siècles de christianisme, à un état de
choses, à certains égards, plus obscur, plus inhumain que celui qui avait
précédé !
Une
organisation économique gigantesque a étonné le monde par le fantastique
accroissement de la production, et des foules immenses meurent de misère en
face de ces producteurs qui souffrent souvent d’une détresse non moins grande,
faute de la possibilité d’écouler l’excès monstrueux de leur production. Une
savante organisation technique a semblé rendre l’homme définitivement maître
des forces de la nature et, dans l’orgueil de sa vie, devant les plus sacrées
lois de la nature, l’homme meurt de la fatigue et de la peur de vivre et, lui
qui donne à des machines presque l’apparence de la vie, il a peur de
transmettre à d’autres sa propre vie, si bien que l’ampleur toujours croissante
des cimetières menace d’envahir de tombes tout le sol laissé libre par
l’absence des berceaux.
À tous les
maux, à toutes les crises, peuvent s’opposer les projets de solution les plus
divers, ils ne font que souligner l’impuissance, tout en suscitant de nouveaux
antagonismes qui dispersent les efforts. Et ces efforts ont beau s’intensifier
jusqu’au sacrifice total de soi-même, pour la réalisation d’un programme pour
le salut de la communauté, la disproportion entre le vouloir et le pouvoir
humains, entre les plans les plus magnifiques et leur réalisation, entre la fin
que l’on poursuit et le succès que l’on obtient, va toujours s’accentuant. Et
tant d’essais stériles et malheureux n’aboutissent en fin de compte qu’à
exaspérer toujours davantage ceux qui sont las d’expériences vaines et qui
réclament impérieusement, farouchement parfois et avec menaces, de vivre et
d’être heureux.
"Veillez et priez" |
Vigilate ! Eh ! oui, il en est tant qui, pareils aux
apôtres à Gethsémani, à l’heure même où leur Maître allait être livré, semblent
s’endormir dans leur insouciance aveugle, dans la conviction que la menace qui
pèse sur le monde ne les regarde pas, qu’ils n’ont aucune part de
responsabilité, qu’ils ne courent aucun risque dans la crise où l’univers se
débat avec angoisse. Quelle illusion ! Ainsi jadis, sur le mur du palais
où Balthasar festoyait, la main mystérieuse écrivait le Mane, Thécel,
Pharès. Encore Balthasar eut-il la prudence et la curiosité
d’interroger Daniel, le prophète de Dieu ! Combien aujourd’hui n’ont même
pas cette prudente curiosité ! Combien restent sourds et inertes à
l’avertissement du Christ à ses apôtres : Vigilate et orate ut non
intretis in tentationem !
Vigilate ! Et pourtant l’Église, répétant la parole même du
Christ, les avertit. Depuis les derniers règnes surtout, les avertissements se
sont faits plus précis ; les encycliques se succèdent ; mais à quoi
bon les avertissements, les cris d’alarme, la dénonciation documentée des
périls menaçants, si ceux-là mêmes qui, régulièrement et correctement assis au
pied de la chaire, en entendent passivement la lecture, s’en retournent chez
eux continuer tranquillement leur habituel train de vie sans avoir rien compris
ni du danger commun ni de leur devoir en face du danger !
Vigilate ! Ce n’est pas aux seuls insouciants que ce cri
s’adresse. Il s’adresse aussi à ces esprits ardents, à ces cœurs généreux et
sincères, mais dont le zèle ne s’éclaire pas aux lumières de la prudence et de
la sagesse chrétiennes. Dans l’impétueuse fougue de leurs préoccupations
sociales, ils risquent de méconnaître les frontières au-delà desquelles la
vérité cède à l’erreur, le zèle devient fanatisme et la réforme opportune passe
à la révolution. Et quand, pour mettre l’ordre et la lumière dans cette
confusion, le Vicaire de Jésus-Christ, quand l’Église, en vertu de sa mission
divine, élève la voix sur les grandes questions du jour, sur les problèmes
sociaux, faisant la part du vrai et du faux, du licite et de l’illicite, elle
n’entend favoriser ni combattre aucun camp ou parti politique, elle n’a rien
d’autre en vue que la liberté et la dignité des enfants de Dieu ; de quelque côté
qu’elle rencontre l’injustice, elle la dénonce et la condamne ; de quelque
côté qu’elle découvre le bien elle le reconnaît et le signale avec joie. Mais
il est une chose qu’elle exige de tous ses enfants, c’est que la pureté de leur
zèle ne soit pas viciée par des erreurs, admises sans doute de bonne foi et
dans la meilleure intention du monde, mais qui n’en sont pas moins dangereuses
en fait et qui, en fin de compte, viennent tôt ou tard à être attribuées non
seulement à ceux qui les tiennent, mais à l’Église elle-même. Malheur à qui
prétendrait faire pactiser la justice avec l’iniquité, concilier les ténèbres
avec la lumière ! Quae enim participatio justitiae cum
iniquitate ? Aut quae societas luci ad tenebras ? (2 Cor.
6,14.).
C’est aux
heures de crises, mes frères, que l’on peut juger le cœur et le caractère des
hommes, des vaillants et des pusillanimes. C’est à ces heures qu’ils donnent
leur mesure et qu’ils font voir s’ils sont à la hauteur de leur vocation, de
leur mission.
Nous sommes à
une heure de crise. À la vue d’un monde qui tourne le dos à la croix, à la
vraie croix du Dieu crucifié et rédempteur, d’un monde qui délaisse les sources
d’eau vive pour la fange des citernes contaminées ; à la vue
d’adversaires, dont la force et l’orgueilleux défi ne le cèdent en rien au
Goliath de la Bible, les pusillanimes peuvent gémir d’avance sur leur
inévitable défaite ; mais les vaillants, eux, saluent dans la lutte
l’aurore de la victoire ; ils savent très bien leur faiblesse, mais ils
savent aussi que le Dieu fort et puissant, Dominus fortis et potens,
Dominus potens in praelio (Ps 23, 8) se fait un jeu de choisir
précisément la faiblesse pour confondre la force de ses ennemis. Et le bras de
Dieu n’est pas raccourci ! Ecce non est abbreviata manus Domini ut
salvare nequeat (Is. 59, 1)
Dans un
instant, quand, debout à l’autel, j’élèverai vers Dieu la patène avec l’hostie
sainte et immaculée pour l’offrir au Père éternel, je lui présenterai en même
temps la France catholique avec l’ardente prière que, consciente de sa noble
mission et fidèle à sa vocation, unie au Christ dans le sacrifice, elle lui soit
unie encore dans son œuvre d’universelle rédemption.
Et puis, de
retour auprès du trône du Père commun pour lui faire part de tout ce que
j’aurai vu et éprouvé sur cette terre de France, oh ! comme je voudrais
pouvoir faire passer dans son cœur si aimant, pour le faire déborder de joie et
de consolation, mon inébranlable espérance que les catholiques de ce pays, de
toutes classes et de toutes tendances, ont compris la tâche apostolique que la
Providence divine leur confie, qu’ils ont entendu la voix de Notre-Dame de
Paris qui leur chante l’Orate, l’Amate, le Vigilate, non
comme l’écho d’un « hier » évanoui, mais comme
l’expression d’un « aujourd’hui » croyant, aimant et
vigilant, comme le prélude d’un « demain » pacifié et
béni.
Ô Mère céleste,
Notre Dame, vous qui avez donné à cette nation tant de gages insignes, de votre
prédilection, implorez pour elle votre divin Fils ; ramenez-la au berceau
spirituel de son antique grandeur, aidez-la à recouvrer, sous la lumineuse et
douce étoile de la foi et de la vie chrétienne, sa félicité passée, à
s’abreuver aux sources où elle puisait jadis cette vigueur surnaturelle, faute
de laquelle les plus généreux efforts demeurent fatalement stériles, ou tout au
moins bien peu féconds ; aidez-la aussi, unie à tous les gens de bien des
autres peuples, à s’établir ici-bas dans la justice et dans la paix, en sorte
que, de l’harmonie entre la patrie de la terre et la patrie du ciel, naisse la
véritable prospérité des individus et de la société tout entière.
« Mère
du bon conseil », venez au secours des esprits en désarroi devant la
gravité des problèmes qui se posent, des volontés déconcertées dans leur
impuissance devant la grandeur des périls qui menacent !
« Miroir de justice », regardez le monde où des frères,
trop souvent oublieux des grands principes et des grands intérêts communs qui
les devraient unir, s’attachent jusqu’à l’intransigeance aux opinions secondaires
qui les divisent ; regardez les pauvres déshérités de la vie, dont les
légitimes désirs s’exaspèrent au feu de l’envie et qui parfois poursuivent des
revendications justes, mais par des voies que la justice réprouve ;
ramenez-les dans l’ordre et le calme, dans cette tranquillitas ordinis qui
seule est la vraie paix !
Regina
pacis ! Oh !
oui ! En ces jours où l’horizon est tout chargé de nuages qui
assombrissent les coeurs les plus trempés et les plus confiants, soyez vraiment
au milieu de ce peuple qui est vôtre la « Reine de la
Paix » ; écrasez de votre pied virginal le démon de la haine et
de la discorde ; faites comprendre au monde, où tant d’âmes droites
s’évertuent à édifier le temple de la paix, le secret qui seul assurera le
succès de leurs efforts : établir au centre de ce temple le trône royal de
votre divin Fils et rendre hommage à sa loi sainte, en laquelle la justice et
l’amour s’unissent en un chaste baiser, justitia et pax osculatae sunt (Ps
74, 11).
Et que par vous
la France, fidèle à sa vocation, soutenue dans son action par la puissance de
la prière, par la concorde dans la charité, par une ferme et indéfectible
vigilance, exalte dans le monde le triomphe et le règne du Christ Prince de la
paix, Roi des rois et Seigneur des seigneurs. Amen. "
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