L'arrivée à Bethléem |
Du Cardinal Joseph Ratzinger, homélie de Noël 1980
« Transeamus usque Bethlehem : Allons,
et partons à Bethlehem ! Ces paroles des bergers en la Nuit Sainte ont été
prononcées et chantées maintes et maintes fois depuis. Elles ont fait de Noël
une occasion toujours renouvelée ; elles expliquent ce que signifie célébrer
Noël : invitation à se mettre en route, à devenir soi-même berger, afin
d’entendre la voix de l’ange, qui annonce la joie de Dieu aujourd’hui. Car la
joie qui vient de Dieu demeure. C’est une exhortation à partir à la recherche
de l’Enfant, qui naît aujourd’hui encore sur nos autels, pour apporter au monde
la Gloire de Dieu en vue de la Paix aux hommes.
Transeamus usque Bethlehem : ces paroles des bergers ont trouvé en
nous un écho lumineux comme peu d’autres paroles bibliques. Dans d’innombrables
chants de Noël et de bergers, nés de cette manière, cet écho retentit de façon
vivante et chaleureuse dans notre actualité. Transeamus usque Bethlehem :
ces paroles interpellèrent nos ancêtres. Ils n’étaient pas à même de se livrer
à de grandes considérations sur le Dieu Trinitaire et ses innombrables
mystères, mais ils purent s’identifier aux bergers : c’étaient eux les bergers
; suivant leur chemin vers un Dieu qu’ils pouvaient comprendre et aimer parce
qu’Il s’était fait tout proche, venu dans leur monde à eux.
Cela nous est plus difficile à nous, même
si nous reprenons ces mêmes chants car nous sommes bien loin de la simplicité
des bergers et de leur univers. Ce qui peut toutefois nous consoler, c’est que
les mages venus d’Orient, représentants d’une civilisation tardive et
sur-raffinée et en qui nous sommes également représentés, aient trouvé le
chemin de la crèche. A cet égard, songeons aux paroles qu’Evelyne Waugh fait -
en pensée - prononcer à l’impératrice Hélène découvrant la Croix : « Vous êtes
arrivés tard, tout comme moi », dit-elle en s’adressant aux mages du pays du
Levant. « Les bergers et même les animaux, étaient là avant vous. Leurs voix se
joignaient déjà au cœur des anges, tandis que vous ne vous étiez pas encore mis
en chemin. L’ordre strict du Ciel dut même pour vous être quelque peu assoupli.
(…) »
Hommes de peu de foi, nous avons certes
besoin de prier pour les âmes lentes à croire, afin de voir l’Etoile nous
aussi, de percevoir la voix de l’ange et de trouver le chemin de Bethlehem.
Quel en est le parcours à vrai dire ?
Penchons-nous sur l’Evangile de Noël et
demandons-nous : quels hommes sont donc devenus ces bergers, qui connaissaient
le chemin et n’avaient qu’à le suivre ? Que faire pour reconnaître ce chemin ?
La Tradition a toujours considéré deux données comme très importantes : les
bergers vivaient aux champs et ils étaient éveillés ; comme Joseph et Marie,
ils étaient sans domicile fixe. Ceux qui vivaient dans les palais, dans les
maisons n’entendaient pas les anges : ils dormaient. Les bergers étaient des
hommes éveillés. Cela nous montre une réalité plus profonde qui peut - qui doit
- interpeller celui qui a un toit. Nous devons garder un cœur vigilant, rester
capables de voir au-delà des apparences et nous laisser interpeller par Dieu.
Cette vigilance du cœur, cette interpellation de Dieu, qui n’était pas éteinte,
c’est elle qui lie les mages venus d’Orient, (les âmes lentes à croire) aux
bergers, et leur fait trouver le chemin, même s’ils le font plus lentement,
plus difficilement et par plus de détours et de questionnements.
La question est donc celle-ci : sommes-nous éveillés ? Sommes-nous vraiment
libres ? Sommes-nous malléables et souples dans la main du potier ? Ne
souffrons-nous pas terriblement de snobisme et d’un scepticisme orgueilleux ?
Peut-il entendre la voix de l’ange, celui
qui sait d’avance avec certitude qu’il n’existe pas ? Quand bien même il
l’entendrait, il ne pourrait s’empêcher de l’interpréter à sa manière. Et celui
qui a pris l’habitude de toujours juger de tout du haut de sa grandeur, de tout
savoir mieux que les autres, de tout passer au crible, comment pourrait-il
acquiescer ?
L'annonce aux bergers |
Il m’apparaît de plus en plus clairement
que la mort de l’humilité est la véritable raison de notre incapacité à croire
et, ainsi, le mal de notre époque ; je comprends de mieux en mieux que saint
Augustin ait déclaré que l’humilité était le noyau du mystère du Christ.
Lui-même était une de ces âmes lentes à croire qui ont bien du mal à descendre
de leur piédestal et à trouver péniblement, après bien des détours, le chemin
de la crèche.
Notre cœur n’est pas éveillé, notre cœur
n’est pas libre. Il est rempli de préjugés et de suffisance ; il est étourdi
par les affaires et les devoirs, paralysé par l’agitation. Et pourtant le
chemin existe pour les âmes vulnérables, et c’est consolant ; elles aussi
peuvent devenir bergers, à condition d’avoir une chose en commun avec eux :
l’éveil et la liberté. Ainsi, profitons de ce temps non pas pour nous laisser
étourdir une fois de plus, mais pour reprendre souffle, pour devenir des êtres
libres, afin que notre cœur réapprenne à entendre et à voir.
Les bergers nous disent autre chose d’important dans
l’Evangile de Noël : ils partirent en hâte vers Bethlehem et rapportèrent ce
qu’ils avaient entendu. Ces hommes plutôt silencieux louèrent Dieu, leurs
lèvres débordant du trop-plein de leur cœur. Ils se hâtèrent, d’une hâte qui
ressort à plusieurs reprises des Saintes Écritures : Marie se rend en tout hâte
chez sa cousine Elisabeth, les bergers se hâtent vers la crèche, Pierre et Jean
courent vers le Ressuscité.
Gloria in excelcis Deo ! |
Cette hâte n’a rien à voir avec celle des
hommes tourmentés par leurs agendas. C’est l’inverse : toute cette fausse hâte
disparaît quand il s’agit de l’essentiel et de quelque chose de grand. C’est la
Joie qui donne des ailes à l’homme. La grâce de l’Esprit Saint exclut la
lourdeur, dit saint Ambroise. Cela veut dire que le poids qui pèse sur notre
cœur et nos pieds tombe au cours de notre marche vers Dieu. Elle signifie que
les doutes, la suffisance, les fausses lumières qui nous empêchent d’aller à
Lui se dissipent. Cette grâce signifie que nous apprenons à marcher dans un
élan plein de joie. Cette hâte ne vient pas de la précipitation, mais de sa
disparition, et de la légèreté de notre cœur.
Les
anges peuvent voler parce qu’ils ont le cœur léger, déclara Chesterton avec
esprit. Laissons Richard Dehmel nous redire que rien n’est difficile, si nous
restons dans la légèreté, et le pape Jean XXIII, ces mots puisés dans la
profonde expérience de sa vie et de son combat : tout devient facile lorsque
nous nous séparons de nous-même et lâchons prise. Lâcher prise, voilà la
réponse : ne plus placer en nous-mêmes, mais en Dieu seul notre centre de
gravité. Alors notre cœur s’allège, il devient libre, capable d’écouter et de
nous guider.
En conclusion, il me revient un jeu de
mots, par lequel saint Jacques, dans sa lettre aux chrétiens, dans le Nouveau
Testament, caractérise la différence entre les bergers et les âmes lentes à
croire, nous montrant ainsi comment nos âmes rebelles peuvent trouver le
Seigneur. Il commence par fustiger les riches, les snobs, les esprits dits «
éclairés », qui se prennent pour le véritable Israël. Et il leur reproche ceci
: vous avez nourri vos cœurs. Puis il se tourne vers les pauvres, les simples,
les croyants ; il les affermit, les console et les exhorte : Affermissez vos
cœurs (Jc 5,8). Là réside toute la différence : gaver notre cœur jusqu’à le
rendre sourd à Dieu. Seul un cœur affermi a des oreilles, occupe la place
centrale en l’homme, et lui permet de trouver l’unité de son être. Gaver notre
cœur, n’est-ce donc pas, hélas, l’exacte description de ce que nous faisons à
Noël la plupart du temps, en nous gavant le corps et l’esprit, afin d’étourdir
notre cœur, le réduire au silence, parce que nous ne voulons pas l’entendre ?
C’est l’inverse que nous devrions faire : non pas se gaver le cœur, mais
l’éveiller, l’affermir, pour qu’il nous redonne notre capacité de voir, et
d’entendre la voix de l’ange.
Dans
une histoire juive, on raconte qu’un savant, ayant peur de perdre la foi, alla
voir un homme pieux pour lui demander conseil. Le sage, le hassid,
ne s’engagea pas dans un discours philosophique. Il récita seulement plusieurs
fois avec le savant sceptique les prières qu’il avait apprises par cœur dans
son enfance. C’est tout. L’homme pieux ne discute pas avec celui qui doute, il
prie avec lui. Il récite les prières de son enfance, par lesquelles son cœur
s’est éveillé à Dieu. Il affermit le cœur.
C’est exactement ce que l’Eglise veut
faire avec nous à Noël. Elle fait avec nous ce que cet homme pieux fit avec cet
homme pris de doute ; elle ne discute pas ; elle prie avec nous. Elle prononce
avec nous les prières que nous avons apprises par cœur dans notre enfance, par
lesquelles notre cœur s’est éveillé à Dieu. Elle prie avec nous pour affermir
notre cœur et nous rendre la santé.
Transeamus usque Bethlehem !
Prions
le Seigneur qu’il nous aide sur ce chemin et veuille nous offrir des Noëls
aussi heureux !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire