Je commencerai par remercier du fond du cœur tous ceux qui ont tenu à
se rassembler ici ce matin, en venant même des lointaines provinces de la
France. A tous, mes souhaits les plus
fervents, et en particulier aux mères de famille, en ce jour de la fête des
mères. Je vous convie maintenant à vous recueillir avec moi.
1. Les paroles que nous venons d’entendre ont une double signification:
elles terminent l’Evangile comme temps de la révélation du Christ, et en même
temps elles l’ouvrent vers l’avenir comme temps de l’Eglise, celui d’un devoir
incessant et d’une mission.
Le Christ
dit: Allez!
Il indique
la direction de la route: toutes les nations.
Il précise
la tâche: Enseignez-les, baptisez-les.
L’Eglise se remémore ces paroles en ce jour solennel, où elle veut tout
spécialement adorer Dieu dans le mystère intérieur de la Vie de la Divinité:
Dieu comme Père, Fils et Saint-Esprit.
Que ces
paroles constituent le fondement essentiel de notre méditation, alors que nous
nous trouvons tous, par une disposition admirable de la Providence, tout près
de Paris, qui est la capitale de la France, l’une des capitales de l’Europe,
une parmi bien d’autres, certes, mais unique en son genre, et l’une des
capitales du monde.
Dans la dernière phrase que rapporte l’Evangile, le Christ a dit: « Allez dans le monde entier ».
Je suis aujourd’hui avec vous, chers Frères et Sœurs, en un de ces
lieux depuis lesquels, d’une manière particulière, on voit « le monde », on
voit l’histoire de notre « monde » et on voit le « monde » contemporain, le
lieu d’où ce monde se connaît et se juge lui-même, connaît et juge ses
victoires et ses défaites, ses souffrances et ses espérances.
Permettez que je me laisse prendre, avec vous, à l’éloquence inouïe des
paroles que le Christ a adressées à ses disciples. Permettez qu’à travers elles nous fixions les yeux, au moins un
instant, sur le mystère insondable de Dieu, et que nous touchions ce qui, dans
l’homme, est durable et par conséquent le plus humain.
Permettez que nous nous préparions de cette façon à la célébration de
l’Eucharistie, en la solennité de la Sainte Trinité.
2. Le Christ a dit aux Apôtres: « Allez...,
enseigne toutes les nations... ». De même qu’aujourd’hui je me trouve
pratiquement dans la capitale de la France, de même, il y a un an, en ce même jour du
premier dimanche après la Pentecôte, je me trouvais dans une grande prairie de
l’ancienne capitale de la Pologne, à Cracovie, dans la ville où j’ai
vécu et d’où le Christ m’a appelé au Siège romain de l’Apôtre Pierre. J’ai eu
là-bas devant les yeux les visages connus de mes compatriotes, et j’ai eu devant les yeux toute l’histoire de
ma nation, depuis son baptême. Cette histoire riche et difficile avait
commencé, d’une manière admirable, presque exactement au moment où a été
réalisée la dernière parole du Christ adressée aux Apôtres: « Enseignez toutes
les nations, baptisez-les... ». Avec le baptême la nation est née et son
histoire a commencé.
Cette nation ― la nation dont je suis le fils ― ne vous est pas étrangère. Dans les périodes les
plus difficiles, surtout, de son histoire, elle a trouvé chez vous l’appui dont
elle avait besoin, les principaux formateurs de sa culture, les porte-parole de
son indépendance. Je ne peux pas ne pas m’en souvenir en ce moment. J’en parle
avec gratitude...
D’abord la
Gaule, et ensuite la France: la Fille aînée de l’Eglise!
Aujourd’hui,
dans la capitale de l’histoire de votre nation, je voudrais répéter ces paroles
qui constituent votre titre de fierté: Fille aînée de l’Eglise.
Et j’aimerais, en reprenant ce titre, adorer avec vous le mystère
admirable de la Providence. Je voudrais rendre hommage au Dieu vivant qui,
agissant à travers les peuples, écrit l’histoire du salut dans le cœur de
l’homme.
Cette
histoire est aussi vieille que l’homme. Elle remonte même à sa « préhistoire »,
elle remonte au commencement. Quand le Christ a dit aux Apôtres: « Allez,
enseignez toutes les nations... », il a déjà confirmé la durée de l’histoire du
salut, et en même temps il a annoncé cette étape particulière, la dernière
étape.
3. Cette histoire particulière est caché au plus intime de l’homme,
elle est mystérieuse et pourtant réelle aussi dans sa réalité historique, elle
est revêtue, d’une manière visible, des faits, des événements, des existences
humaines, des individualités. Un très grand chapitre de cette histoire a été
inscrit dans l’histoire de votre patrie, par les fils et les filles de votre
nation. Il serait difficile de les nommer tous, mais j’évoquerai au moins ceux
qui ont exercé la plus grande influence dans ma vie: Jeanne d’Arc, François de Sales, Vincent de Paul, Louis-Marie Grignion
de Montfort, Jean-Marie Vianney, Bernadette de Lourdes, Thérèse de
Lisieux, Sœur Elisabeth de la Trinité, le Père de
Foucauld, et tous les autres. Ils sont tellement présents dans la
vie de toute l’Eglise, tellement influents par la lumière et la puissance de
l’Esprit Saint!
Ils vous
diraient tous mieux que moi que l’histoire du salut a commencé avec l’histoire
de l’homme, que l’histoire du salut connaît toujours un nouveau commencement,
qu’elle commence en tout homme venant en ce monde. De cette façon, l’histoire
du salut entre dans l’histoire des peuples, des nations, des patries, des
continents.
L’histoire
du salut commence en Dieu. C’est précisément ce que le Christ a révélé et a
déclaré jusqu’à la fin lorsqu’il a dit: « Allez.... enseignez toutes les
nations, baptisez-les au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit ».
« Baptiser » veut dire « plonger », et le « nom » signifie la réalité
même qu’il exprime. Baptiser au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit veut
dire plonger l’homme dans cette Réalité même que nous exprimons par le nom de
Père, Fils et Saint-Esprit, la Réalité qu’est Dieu dans sa Divinité: la Réalité
tout à fait insondable, qui n’est complètement reconnaissable et compréhensible
qu’à elle-même. Et en même temps, le baptême plonge l’homme dans cette Réalité
qui, comme Père, Fils et Saint-Esprit, s’est ouverte à l’homme. Elle s’est
ouverte réellement. Rien n’est plus réel que cette ouverture, cette
communication, ce don à l’homme du Dieu ineffable. Quand nous entendons les
noms du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ils nous parlent justement de ce don,
de cette « communication » inouïe de
Dieu qui, en lui-même, est impénétrable à l’homme... Cette communication, ce
don est du Père, il a atteint son sommet historique et sa plénitude dans le
Fils crucifié et ressuscité, il demeure encore dans l’Esprit, qui « intercède
pour nous en des gémissements ineffables ».
Les paroles que le Christ, à la fin de sa mission historique, a
adressées aux Apôtres, sont une synthèse absolue de tout ce qui avait constitué
cette mission, étape par étape, de l’Annonciation jusqu’à la Crucifixion... et
finalement à la Résurrection.
4. Au cœur de cette mission, au cœur de la mission du Christ, il y a
l’homme, tout homme. A travers l’homme, il y a les nations, toutes les nations.
La liturgie
d’aujourd’hui est théocentrique, et pourtant c’est l’homme qu’elle proclame. Elle
le proclame, parce que l’homme est au cœur même du mystère du Christ, l’homme
est dans le cœur du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Et cela
depuis le début. N’a-t-il pas été crée à l’image et à la ressemblance de Dieu?
Hors de cela, l’homme n’a pas de sens. L’homme n’a un sens dans le monde que
comme image et ressemblance de Dieu. Autrement il n’a pas de sens, et on en
viendrait à dire, comme l’ont affirmé certains, que l’homme n’est qu’une «
passion inutile ».
Oui. C’est l’homme qui est proclamé lui aussi par la liturgie
d’aujourd’hui.
« A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, / la lune et les étoiles, que
tu fixas, / qu’est donc l’homme, que tu en gardes mémoire, / le fils d’Adam,
que tu en prennes souci? / A peine le fis-tu moindre qu’un dieu, / le
couronnant de gloire et de splendeur; / tu lui as donné pouvoir sur les œuvres
de tes mains, / tout fut mis par toi sous ses pieds ».
5. L’homme... l’éloge de l’homme... l’affirmation de l’homme.
Oui, l’affirmation de l’homme tout entier, dans sa constitution
spirituelle et corporelle, dans ce qui le manifeste comme sujet extérieurement
et intérieurement. L’homme adapté, dans sa structure visible, à toutes les
créatures du monde visible, et en même temps intérieurement allié à la sagesse
éternelle. Et cette sagesse, elle aussi, est annoncée par la liturgie
d’aujourd’hui, qui chante son origine divine, sa présence perceptible dans
toute l’œuvre de la création pour dire à la fin qu’elle « trouve ses délices
avec les fils des hommes ».
Que n’ont pas fait les fils et les filles de votre nation pour la
connaissance de l’homme, pour exprimer l’homme par la formulation de ses droits
inaliénables! On sait la place que l’idée de liberté, d’égalité et de
fraternité tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont-là
des idées chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont
formulé ainsi, les premiers, cet idéal, ne se référaient pas à l’alliance de
l’homme avec la sagesse éternelle. Mais ils voulaient agir pour l’homme.
Pour nous, l’alliance intérieure avec la sagesse se trouve à la base de
toute culture et du véritable progrès de l’homme.
6. Le Christ est venu au monde au nom de l’alliance de l’homme avec la
sagesse éternelle. Au nom de cette alliance, il est né de la Vierge Marie et il
a annoncé l’Evangile. Au nom de cette alliance, « crucifié... sous Ponce Pilate
» il est allé sur la croix et il est ressuscité. Au nom de cette alliance,
renouvelée dans sa mort et dans sa résurrection, il nous donne son Esprit...
L’alliance avec la sagesse éternelle continue en Lui. Elle continue au
nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Elle continue comme le fait
d’enseigner les nations et de baptiser, comme l’Evangile et l’Eucharistie. Elle
continue comme l’Eglise, c’est-à-dire le Corps du Christ, le peuple de Dieu.
Dans cette alliance, l’homme doit croître et se développer comme homme.
Il doit croître et se développer à partir du fondement divin de son humanité,
c’est-à-dire comme image et ressemblance de Dieu lui-même. Il doit croître et
se développer comme fils de l’adoption divine.
Comme fils
de l’adoption divine, l’homme doit croître et se développer à travers tout ce
qui concourt au développement et au progrès du monde où il vit. A travers
toutes les œuvres de ses mains et de son génie. A travers les succès de la
science contemporaine et l’application de la technique moderne. A travers tout
ce qu’il connaît au sujet du macrocosme et du microcosme, grâce à un équipement
toujours plus perfectionné.
Comment se fait-il que, depuis un certain temps, l’homme ait découvert
dans tout ce gigantesque progrès une source de menace pour lui-même? De quelle
façon et par quelles voies en est-on arrivé à ce que, au cœur même de la
science et de la technique modernes, soit apparue la possibilité de la
gigantesque autodestruction de l’homme; à ce que la vie quotidienne offre tant
de preuves de l’emploi, contre l’homme, de ce qui devait être pour l’homme et
devait servir l’homme?
Comment en est-on arrivé là? L’homme
en marche vers le progrès n’a-t-il pas pris un seul chemin, le plus facile, et
n’a-t-il pas négligé l’alliance avec la sagesse éternelle? N’a-t-il pas pris la
voie « spacieuse », en négligeant la voie « étroite »?
7. Le Christ dit: « Tout pouvoir
m’a été donné au ciel et sur la terre ». Il le dit alors que le pouvoir
terrestre ― le Sanhédrin, le pouvoir de Pilate ― a montré sa suprématie sur Lui, en décrétant sa
mort sur la croix. Il le dit aussi après sa résurrection.
« Le pouvoir au ciel et sur la terre » n’est pas un pouvoir contre
l’homme. Ce n’est même pas un pouvoir de
l’homme sur l’homme. C’est le pouvoir qui permet à l’homme de se révéler à lui-même
dans sa royauté, dans toute la plénitude de sa dignité. C’est le pouvoir
dont l’homme doit découvrir dans son cœur la puissance spécifique, par lequel
il doit se révéler à lui-même dans les dimensions de sa conscience dans la
perspective de la vie éternelle. Alors se révélera en lui toute la force de
baptême, il saura qu’il est « plongé »
dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, il se retrouvera complètement
lui-même dans le Verbe éternel, dans l’Amour infini.
C’est à cela
que l’homme est appelé dans l’alliance avec la sagesse éternelle.
Tel est aussi ce « pouvoir » qu’a le Christ « au ciel et sur la terre
».
L’homme d’aujourd’hui a beaucoup augmenté son pouvoir sur la terre, il
pense même à son expansion au-delà de notre planète.
On peut dire en même temps que le pouvoir de l’homme sur l’autre homme
devient toujours plus lourd. En abandonnant l’alliance avec la sagesse
éternelle, il sait de moins en moins se gouverner lui-même, il ne sait pas non
plus gouverner les autres. Combien pressante est devenue la question des droits
fondamentaux de l’homme!
Quel visage
menaçant révèlent le totalitarisme et l’impérialisme, dans lesquels l’homme
cesse d’être le sujet, ce qui équivaut à dire qu’il cesse de compter comme
homme. Il compte seulement comme une unité et un objet!
Ecoutons encore une fois ce que dit le Christ par ces mots: « Tout
pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », et méditons toute la vérité de
ces paroles.
8. Le Christ, à la fin, dit encore ceci: « Je suis avec vous tous les
jours, jusqu’à la fin du monde »; cela signifie donc aussi: aujourd’hui, en
1980, pour toute époque.
Le problème
de l’absence du Christ n’existe pas. Le problème de son éloignement de
l’histoire de l’homme n’existe pas. Le silence de Dieu à l’égard des
inquiétudes du cœur et du sort de l’homme n’existe pas.
Il n’y a
qu’un seul problème qui existe toujours et partout: le problème de notre
présence auprès du Christ. De notre permanence dans le Christ. De notre
intimité avec la vérité authentique de ses paroles et avec la puissance de son
amour. Il n’existe qu’un problème, celui
de notre fidélité à l’alliance avec la sagesse éternelle, qui est source d’une
vrai culture, c’est-à-dire de la croissance de l’homme, et celui de la
fidélité aux promesses de notre baptême au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit!
Alors permettez-moi, pour conclure, de vous interroger: France, Fille
aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême?
Permettez-moi de vous demander: France, Fille de l’Eglise et éducatrice des
peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l’homme, à l’alliance avec la sagesse
éternelle?
Pardonnez-moi cette question. Je l’ai posée comme le fait le ministre
au moment du baptême. Je l’ai posée par sollicitude pour l’Eglise dont je suis
le premier prêtre et le premier serviteur, et par amour pour l’homme dont la
grandeur définitive est en Dieu, Père Fils et Saint-Esprit.
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