Pour dignement célébrer cette grande fête de l'Ascension, quel meilleur moyen que la méditation de L'année liturgique de Dom Guéranger ?
Nous voici arrivés, pour ainsi dire, au point culminant de l’œuvre divine, et ce n’est véritablement qu’aujourd’hui qu’elle nous apparaît dans son entier. Chaque jour la sainte Église, dans l’auguste Sacrifice, à la suite des paroles sacrées qui ont amené sur l’autel celui qui est à la fois le Dieu et la victime, s’adressant à la majesté du Père, exprime ainsi les motifs de sa confiance : « Ayant donc présents a la pensée, nous vos serviteurs et votre peuple saint, la bienheureuse Passion de ce même Christ, votre Fils et notre Seigneur, sa Résurrection du tombeau, et aussi sa glorieuse Ascension dans les cieux, nous vous offrons cette hostie pure, sainte et immaculée ». Il ne suffit donc pas à l’homme de s’appuyer sur les mérites de la Passion du Rédempteur qui a lavé nos iniquités dans son sang ; il ne lui suffit pas de joindre à ce souvenir celui de la Résurrection qui a donné à ce divin Libérateur la victoire sur la mort ; l’homme n’est sauvé, n’est rétabli, que par l’union de ces deux mystères avec un troisième, avec le mystère de la triomphante Ascension de Celui qui est mort et ressuscité. Jésus, durant les quarante jours de sa vie glorieuse sur la terre, n’est encore qu’un exilé ; et nous demeurons exilés comme lui, jusqu’à ce que la porte du ciel, close depuis quatre mille ans, se rouvre pour lui et pour nous.
Dans son ineffable bonté, Dieu n’avait pas seulement appelé l’homme à la royauté sur tous les êtres dont cette terre est couverte ; il ne l’avait pas destiné seulement à connaître la vérité dans la proportion des besoins de sa nature, à réaliser le bien selon les forces de sa vie morale, à rendre un lointain hommage à son créateur. Par un dessein de sa toute-puissance unie à son amour, Dieu avait assignée cet être si chétif et si faible une fin au-dessus de sa nature.
Inférieur à l’Ange, et réalisant dans son être l’union de l’esprit et de la matière, l’homme était appelé à la même fin que l’Ange. Le ciel devait les recevoir l’un et l’autre ; l’un et l’autre étaient appelés à trouver éternellement leur bonheur dans la vue de Dieu face à face, dans la possession intime du souverain bien. La grâce, secours divin et mystérieux, devait les adapter à cette fin sublime que leur avait gratuitement préparée la bonté de leur créateur. Telle était la pensée dans laquelle Dieu s’était complu éternellement : élever jusqu’à lui ces fils du néant et verser sur eux, selon la mesure de leur être agrandi, les torrents de son amour et de sa lumière.
Nous savons quelle catastrophe arrêta tout à coup une partie des Anges sur le chemin de la béatitude suprême. Au moment de l’épreuve qui devait décider de l’admission de chacun d’eux au bonheur sans fin, un cri de révolte se fit entendre. Dans tous les chœurs angéliques il y eut des rebelles, des esprits qui refusèrent de s’abaisser devant le commandement de l’ordre divin ; mais leur chute ne nuisit qu’à eux-mêmes, et les Esprits fidèles admis en récompense à la vue et à la possession béatifiante du souverain bien, commencèrent leur éternité de bonheur. Dieu daignait admettre des êtres créés à la jouissance de sa propre félicité, et les neuf chœurs glorifiés s’épanouirent sous son regard éternel.
Créé plus tard, l’homme aussi tomba, et son péché brisa le lien qui l’unissait à Dieu. La race humaine n’était alors représentée que par un seul homme et une seule femme : tout avait donc sombré à la fois. Après la faute, le ciel demeurait fermé désormais à notre race ; car dans leur chute Adam et Ève avaient entraîné leur postérité future, à laquelle ils ne pouvaient transmettre un droit qu’ils avaient perdu. Au lieu de ce passage agréable et rapide sur la terre, auquel devait mettre fin une heureuse ascension vers le séjour éternel de la gloire, il ne nous restait plus qu’une courte vie remplie de douleurs, et, pour perspective, le tombeau où notre chair sortie de la poussière serait elle-même réduite en poussière. Quant à notre âme, créée pour le bonheur surnaturel, lors même qu’elle y eût aspiré, ce n’eût été que pour s’en voir à jamais frustrée. L’homme avait préféré la terre ; elle lui demeurait pour quelques jours, après lesquels il la laisserait à d’autres qui disparaîtraient également jusqu’à ce qu’il plût à Dieu d’en finir avec cette œuvre manquée.
Ainsi avions-nous mérité d’être traités ; mais telle ne fut pas cependant l’issue de notre création. Quelle que soit la haine que Dieu porte au péché, il avait appelé l’homme à jouir des trésors de sa gloire, et il ne consentit pas à déroger aux desseins sublimes de sa sagesse et de sa bonté. Non, la terre ne sera pas un séjour où l’homme ne fera que naître et s’éteindre bientôt. Lorsque la plénitude des temps sera arrivée, un homme paraîtra ici-bas, non point le premier d’une création nouvelle, mais un homme comme nous, de notre race, « fait de la femme », comme parle l’Apôtre. Or, cet homme à la fois céleste et terrestre s’associera à notre disgrâce ; comme nous il passera par la mort, et la terre le possédera trois jours dans son sein. Mais elle sera forcée de le rendre, et vivant, il apparaîtra aux regards éblouis des autres hommes. Nous l’avons vu, et nous qui sentons en nous-mêmes une « réponse de mort », nous nous sommes réjouis de voir la chair de notre chair, le sang de notre sang remporter une si belle victoire.
Ainsi donc les intentions divines n’auront pas été frustrées en tout. Voici que la terre présente au Créateur un second Adam qui, ayant vaincu la mort, ne peut plus s’arrêter ici-bas. Il faut qu’il monte ; et si la porte du ciel est fermée, il faut qu’elle s’ouvre pour lui. « Princes, élevez vos portes ; portes éternelles, élevez-vous, et le Roi de gloire entrera dans le séjour qui l’attend ». Oh ! S’il daignait nous attirer après lui ! Car il est notre frère, et nous savons que « ses délices ici-bas étaient d’être avec les enfants des hommes ». Mais qu’il monte, que son Ascension soit dès aujourd’hui. Il est le plus pur sang de notre race, le fils d’une mère sans tache ; qu’il aille nous représenter tous dans cet heureux séjour que nous devions habiter. C’est la terre qui l’envoie ; elle n’est plus stérile du moment qu’elle l’a produit ; car elle a enfin fructifié pour le ciel. Ne semble-t-il pas qu’un rayon de lumière est descendu jusqu’au fond de cette vallée de larmes, lorsque les portes du ciel se sont levées pour lui ouvrir passage ? « Élevez-vous donc, ô Seigneur des hommes ! Élevez-vous dans votre puissance, et nous, sur cette terre, nous chanterons les grandeurs de votre triomphe ! ». Père des siècles, recevez cet heureux frère que vos fils disgraciés vous envoient. Toute maudite qu’elle semblait être, « la terre a donné son fruit ». Oh ! s’il nous était permis de voir en lui les prémices d’une plus abondante moisson que votre majesté daignerait agréer, nous oserions penser alors que ce jour est celui où vous rentrez en possession de votre œuvre primitive.
Empruntons aujourd’hui la voix de l’Église arménienne, toujours si mélodieuse, et unissons-nous comme elle aux transports qu’éprouvèrent les saints Anges, au moment où ils virent s’élever de la terre l’homme nouveau qui venait s’asseoir au plus haut des cieux.
HYMNE
Les Puissances du ciel ont été émues en vous voyant monter, ô Christ ! Elles se disaient l’une à l’autre dans leur tremblement : « Quel est ce Roi de gloire ? »
— C’est le Dieu Verbe incarné, qui a anéanti le péché sur la croix, et qui, s’étant envolé avec gloire, vient au ciel, Seigneur qu’il est, dans sa force et sa vertu.
— C’est celui qui s’est levé du sépulcre et a détruit la mort ; aujourd’hui il monte avec gloire, et vient au Père : il est le Seigneur puissant dans les combats.
— C’est lui qui, par un pouvoir divin, est monté aujourd’hui sur le char de son Père, servi par les chœurs des Anges, qui chantaient et s’écriaient : « Princes, ouvrez vos portes, et le Roi de gloire entrera. »
Les Puissances célestes étaient dans l’étonnement, et se demandaient d’une voix tremblante : « Quel est ce Roi de gloire qui vient dans la chair et revêtu d’un si merveilleux pouvoir ? Princes, ouvrez vos portes, et le Roi de gloire entrera. »
Les Hiérarchies supérieures faisaient entendre un concert harmonieux ; elles chantaient un cantique nouveau, et disaient : « C’est le Roi de gloire, le sauveur du monde et le libérateur du genre humain. Princes, ouvrez vos portes, et le Roi de gloire entrera. »
Et nous, qui avons été entés sur toi par la ressemblance de ta mort, ô Fils de Dieu, rends-nous dignes d’obtenir aussi cette autre ressemblance, ô Roi de gloire ! Toutes les Églises des saints célèbrent ton triomphe par des cantiques spirituels.
Tu as crucifié avec toi le vieil homme, tu as brisé l’aiguillon du péché, tu nous as délivrés par ce bois vivifiant auquel tu fus attaché, et les gouttes de ton sang ont enivré le monde : toutes les Églises des saints célèbrent ton triomphe par des cantiques spirituels.
Dans ta compassion pour nous, ta nature divine a daigné s’incarner, et tu nous as fait participer à ton corps et à ton sang dans le Sacrifice d’agréable odeur que tu as offert à ton Père, en lui immolant ton corps, emprunté à notre nature. Ensuite tu es monté sur un nuage éclatant, à la vue des Puissances et des Principautés qui, dans leur admiration, se demandaient : « Quel est celui qui arrive d’Édom d’un pas si rapide ? » Et les membres de ton Église ont appris à connaître les ressources de ton infinie sagesse. Que toutes les Églises des saints célèbrent ton triomphe par des cantiques spirituels.