Laissant là, pour un moment au
moins, les cérémonies et les rites de la plus sainte des semaines chrétiennes, je m'efforce de dégager des
textes sacrés qu'on lit, mais qu'on n'entend pas toujours, à l'église, les
éléments qui nous bouleverseraient si nous les trouvions chez Dostoïesvski,
chez Tolstoï, ou dans n'importe quelle biographie ou quel reportage consacré à
la vie d'un grand homme ou d'une grande victime. En somme, le déroulement d'une des plus belles histoires du monde.
Un
prologue quasi-ironique : de pauvres
gens arrivent dans la capitale avec leur maître bien-aimé, acclamé par cette
même populace qui, bientôt, le conspuera. Un frugal repas de fête : un traître
deviné parmi les douze convives ; un naïf qui clame très haut son dévouement et
aura le premier son moment de défaillance ; le plus jeune et le plus aimé
appuyé presque indolemment à l'épaule du maître, enveloppé qu'il est,
peut-être, de ce cocon doré qui souvent protège la jeunesse ; le maître isolé
par sa sagesse et sa prescience au milieu de ces ignorants et de ces faibles
qui sont encore ce qu'il a trouvé de mieux pour le suivre et continuer son
œuvre.
La
nuit venue, ce maître, plus seul encore dans ce coin de verger qui domine la
ville où tous, sauf ses ennemis, l'ont oublié : les longues heures noires où la prescience se change en angoisse ; la
victime qui prie pour que l'épreuve attendue lui soit épargnée, mais qui sait
aussi qu'elle ne peut pas l'être et que, "si c'était à refaire", il
referait le même chemin ; "l'âme éternelle" qui observe son vœu
"malgré la nuit seule". (Qu'Aragon et Rimbaud nous aident à
comprendre Marc ou Jean.) Pendant qu'il souffre, ses amis dorment, incapables
de sentir l'urgence du moment. "Ne pouvez-vous veiller un moment avec moi
?" Non : ils ne le peuvent pas ; ils ont sommeil ; et celui qui les
appelle n'ignore pas d'ailleurs que le temps viendra où ces malheureux auront
aussi à souffrir et à veiller.
L'arrivé de la troupe, prête à
arrêter l'inculpé. Le bouillant défenseur qui risque d'empirer encore les
choses et presque aussitôt se dégonflera. Les deux établissements, l'ecclésiastique et le laïque,
gênés quand même, se repassant l'accusé ; l'éternel dialogue de la ferveur et
du scepticisme, se complémentant l'un l'autre : "Quiconque aime la vérité
m'écoute. - Qu'est-ce que la vérité ?" Le grand fonctionnaire excédé, qui
voudrait bien se laver les mains de cette affaire, laissant à la foule le choix
du prisonnier qu'on libérera pour la fête toute proche et ce qu'on choisit est,
bien entendu, la vedette du crime et non le juste innocent. Le condamné, insulté, frappé, tourmenté par
d'épaisses brutes dont plusieurs sont probablement de bons pères de famille, de
bons voisins, de bons types, forcé de traîner la poutre de son gibet, comme
dans les camps, parfois, les prisonniers traînaient une pelle pour creuser leur
fosse. Le petit groupe des amis restés tout près du supplicié, acceptant
l'humiliation et le danger qu'encourt la fidélité. Les chamailleries des
gardiens qui se disputent la défroque vide, comme en temps de guerre les
camarades d'un mort se disputent parfois son ceinturon et ses bottes.
La
tendresse se faisant jour sous la forme recommandations aux siens, de la part
d'un être trop pris jusque-là par sa mission pour songer beaucoup à eux : le mourant donnant pour fils à sa mère son
meilleur ami. (Ainsi, de notre temps, par tous pays, les dernières lettres de condamnés
ou de soldats partant pour une mission dont ils ne reviendront pas, pleines de
conseils quant au mariage de la sœur ou à la pension de vieille mère.)
L'échange de propos avec un condamné de droit commun en qui on a reconnu un
homme de cœur ; la longue agonie au soleil, au vent aigre, à la vue de la foule
qui, peu à peu, s'écoule parce que ça n'en finit pas. L'exclamation qui semble
indiquer que, pour que tout soit accompli, le désespoir est un état par lequel
il faut passer. «Pourquoi m'as-tu abandonné?» Et, dans quelques heures, ces pauvres gens obtiendront pour leur mort
l'aumône d'un tombeau et les factionnaires (on se méfie des rassemblements)
dormiront près du mur comme naguère près du vivant angoissé les humbles
compagnons fatigués.
Quoi
encore? Les heures, les jours, les semaines qui s'écoulent ensuite entre deuil
et confiance, entre fantôme et Dieu, dans cette atmosphère crépusculaire où
rien n'est tout à fait avéré, vérifié, probant, mais où passe le courant d'air
de l'inexplicable, comme dans tels de ces pauvres rapports faits à des sociétés
pour l'avancement des sciences psychiques, d'autant plus troublants qu'ils sont
inconclusifs. L'ancienne fille de joie
venue au cimetière prier et pleurer, et croyant reconnaître celui qu'elle a
perdu sous l'aspect du jardinier. (Quel plus beau nom donner à celui qui fait
lever tant de semences dans l'âme humaine?) Et plus tard, quand l'émotion,
comme disent les rapports de police, s'est un peu calmée, les deux fidèles
marchant le long d'une route, rejoint par un sympathique voyageur qui consent à
s'attabler avec eux à l'auberge et disparaît au moment où ils se disent que
c'est Lui. L'une des plus belles
histoires du monde s'achève par ces reflets d'une Présence, assez semblable à
des nuages que colore encore le soleil passé sous l'horizon.
«Je me
sentirais plus près de Jésus s'il avait été fusillé plutôt que crucifié», me
disait un jour un jeune officier ayant fait la guerre de Corée. C'est pour lui et pour tous ceux qui ne
parviennent pas à retrouver l'essentiel sous ce qu'on pourrait appeler les
accessoires du passé, que je me suis risquée à écrire ce qui précède.
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