lundi 22 mars 2010

Temps de la Passion

CHAPITRE V : Que le bonheur du Chrétien consiste à souffrir en ce monde - Réponse à quelques difficultés que l'on objecte sur ce sujet
Suite des Saintes Voies de la Croix.

Si la voie de la croix est nécessaire au salut, quel plus grand bonheur que d'y être ! Et au contraire, y a-t-il malheur comparable à celui de n'y pas être ? Mais si c'est le grand chemin royal, comme il a été montré, n'est-ce pas un grand bonheur que d'y marcher en assurance ? C'est pourquoi, comme nous le dirons, la croix est la véritable marque de la prédestination ; et de vrai, les membres sont sauvés par la conformité qu'ils ont avec leur chef. Disons de plus, n'est-ce pas un bien tout extraordinaire de se voir dans la souffrance, puisque dans le sentiment des saints, il n'y a pas de gloire comparable à celle des croix ? La voie de la croix est le grand et véritable moyen qui, dans la séparation qu'il porte à des créatures, nous unit à Dieu, et n’est-ce pas dans cette union que se trouve le bien des biens, et le souverain bien ? Ô mon âme, quel bonheur que celui des souffrances ! Elles sont, disait une sainte âme, nos pères et nos mères, qui nous ont engendrés sur le Calvaire. Ceux qui ne les reçoivent pas ressemblent à ceux qui chassent leur père et mère de la maison. Sainte Thérèse assure que c'est une rêverie de penser que Notre-Seigneur reçoive qui que ce soit en son amitié, sans le mettre à l'épreuve par des peines ; et son grand directeur, le vénérable père Balthazar Alvarez, parlant sur ce sujet, disait : « Si le supérieur d'une maison était le premier à l'oraison du matin, et aux autres exercices, et que les autres demeurassent au lit, sans doute que cela le fâcherait ; à plus forte raison, Notre-Seigneur, étant ce qu'il est, et se voyant le premier à la croix, ne sera pas content, si on ne veut pas lui tenir compagnie. »
Disons encore que le bonheur des souffrances est extrême ; puisque celui qui a la croix a tout. Elle purifie, et satisfait ; elle délivre, et sauve ; elle embellit, et orne ; elle enrichit, et ennoblit. Elle est utile aux bons et aux vicieux, parce qu'elle fait avancer à la vertu les uns, et qu'elle purifie les autres de leurs fautes, et leur en obtient le pardon. Il faut encore dire, ce que l'on ne peut assez répéter, que ceux qui sont sauvés ne sont sanctifiés que par la même grâce qui est en Jésus ; autrement l'esprit de Jésus serait contraire à lui-même, et tout autre dans le chef que dans les membres. Or, la grâce de Jésus est une grâce qui cloue et qui attache à la croix. L'esprit de la croix est l'esprit de notre esprit ; il est la vie de notre vie. Ceux qui souffrent davantage, dit un serviteur de Dieu, accomplissent plus ce qui manque à la passion du Fils de Dieu, car il lui manque que le fruit en soit appliqué : l'application d'une grâce qui prend sa source dans les souffrances, se fait beaucoup mieux par les croix, que par une autre voie.

Sainte Thérèse assurait que Notre-Seigneur envoyait plus de croix à ceux qu'il aimait plus spécialement ; elle avait appris cette doctrine de la bouche du même Fils de Dieu, qui lui avait dit : mon Père envoie de plus grands travaux à ceux qu’il aime davantage. Il ne faut que savoir ce qui s'est passé dans la religion chrétienne, pour être entièrement persuadé de cette vérité. Jamais personne n'a été plus aimé du Père éternel, que le divin Jésus ; et, jamais personne n'a tant souffert. Après Jésus, la très sainte Vierge surpasse toutes les créatures en grâces, et en même temps elle les surpasse en peines. La mesure donc de notre bonheur se doit prendre de la mesure de nos croix. Heureux celui qui souffre, plus heureux celui qui souffre davantage, très heureux celui qui est accablé de toutes sortes de peines, qui ne vit que de croix, qui y passe toute sa vie à l'imitation de notre bon Sauveur et de sa sainte mère, et enfin qui y expire !

Mais c'est une vérité de foi, que la béatitude de cette vie consiste dans les larmes. Bienheureux ceux qui pleurent (Matth. V, 5) dit la Vérité même. Or, par les larmes, sont entendus tous les sujets d'affliction qui nous peuvent arriver, qui sont capables de toucher et de tirer des larmes : et notre divin Maître voulant en expliquer quelque chose plus en particulier, déclare à ses apôtres, qu'ils seront bienheureux lorsqu'ils seront maudits, et même que l'on en dira faussement toute sorte de mal, lorsqu’ils seront haïs, rebutés, chassés, et que leur réputation sera perdue. C'est pourquoi le Saint-Esprit prononce cet oracle dans les Écritures : Voici que nous béatifions ceux qui ont été dans les souffrances (Jac. V, 11), et il apporte le témoignage des deux Testaments de la loi ancienne et de la nouvelle, par les exemples de Job et de l'adorable Jésus, pour ôter tous les doutes que l'on pourrait se former sur ce sujet. De là vient que le grand Apôtre, instruisant les fidèles leur apprend qu'outre le don de la foi, le don des croix leur a été de plus accordé. Ce qui mérite bien d'être pesé avec beaucoup d'attention, pour en concevoir l'estime que l'on doit en avoir : car enfin, c'est un grand don de Dieu que celui des peines. Aussi la très sainte vierge a révélé à une sainte âme, qui a souffert des peines dont l'on ne trouve point de semblables dans toutes les vies des saints, qu'elle avait employé tout son crédit pour les lui obtenir ; et pour ce sujet elle lui fait faire beaucoup de pèlerinages très pénibles, des jeûnes extraordinaires et quantité d'autres mortifications. On rapporte de la même sainte personne, que, priant Notre-Seigneur pour un pauvre marchand fort tourmenté de soldats qui étaient logés chez lui, ce bon Sauveur lui dit que ce marchand était bien obligé à ses soldats, c'était parce qu'ils servaient d'instrument à la divine Providence pour le faire souffrir. Mais l'esprit humain, poussé d'un secret amour-propre, ne manque pas de raisonnements pour opposer à cette doctrine de la croix. Quel plaisir, dira-t-il, Dieu peut-il prendre dans ces voies de souffrances ? Quel bien en tire-t-il pour les âmes, ou quelle gloire pour son saint nom ? Certainement, Dieu, de soi-même, est toute bonté : son plaisir est d'en faire, et de combler de biens ses chères créatures. Son dessein, quand il a créé l'homme, n'a pas été de lui faire porter des peines, mais de lui faire mener une vie bienheureuse en ce monde et en l'autre. Cela est vrai, à ne regarder que le premier état de choses ; mais l'homme s'étant dépravé et, corrompu par le péché, il s'est de lui-même engagé à la peine qui lui est nécessaire pour le tirer de sa corruption, et le rétablir dans un état de salut. C'est pourquoi Dieu lui envoie des souffrances, comme un bon père qui fait prendre des médecines amères à son enfant malade, qui lui est bien cher ! Hélas, son plaisir serait de ne pas donner cette peine à son enfant : mais supposez sa maladie, il y est obligé ; et c'est son amour qui le presse d'en user de la sorte. Il est aisé de voir ensuite le bien qu'il en arrive aux âmes, et la gloire que Dieu tout bon en tire, puisque le salut éternel s'y opère. Ô quel bonheur ! Ô le bonheur ! Ô le souverain bonheur ! Plusieurs des chapitres de ce petit ouvrage, donneront assez de lumière sur cette vérité.

Cela est difficile à comprendre, dira quelqu'un. Voici ce que le grand prélat répond à cette difficulté au chapitre 16 de la Lutte spirituelle : Ceci vous semblera difficile à croire, dit ce grand homme ; mais si vous vous souvenez que les rameurs en leur assiette, tournent leurs épaules au lieu où ils conduisent leur barque, vous ne trouverez pas étrange que Dieu, par l'eau et le feu de la tribulation, vous fasse tendre au rafraîchissement. Et au chapitre 6 du même livre : Qui ne sait que les arbres, plus battus des vents, jettent de plus profondes racines ; que l'encens ne jette son odeur que quand il est brûlé ; que la vigne ne profite que quand elle est taillée ? Pourquoi tant de fléaux, tant de pauvretés, de pestes, de famines, de guerres, et d'autres misères, si ce n'est pour le bien des élus ? Le Fils de Dieu n'a-t-il pas mis la consommation de notre salut dans la consommation de ses souffrances, et le délaissement même du Père éternel ?

Mais les souffrances, répliquera-t-on, ne sont pas la fin des états spirituels. Il est bien vrai ; mais ce sont les moyens qui y conduisent. Voulez-vous, sous prétexte que ce ne sont que des moyens, ne vous en pas servir ? Rome est le terme qu'un homme se propose dans le dessein qu'il prend d'aller en cette première ville du monde ; tous les villages, bourgs et villes qui y mènent, ne sont que des moyens par où il faut passer : cependant il est nécessaire de passer par ces moyens, autrement on n'y arrivera jamais. Or, pendant que nous sommes en cette vie, nous sommes toujours dans la voie ; nous n'arriverons parfaitement et entièrement à notre fin, qu'après la mort ; et en ce monde il y a toujours à combattre : ce qui ne se fait pas sans peine. De là vient que l'Écriture nous enseigne que la vie de l'homme sur la terre, est un combat ou milice (Job VII, 1) : et le Fils de Dieu donne pour partage, en cette vie présente, les pleurs et les larmes à ses disciples.

On répartira encore que, dès cette vie même, les états les plus crucifiants conduisent à la jouissance de Dieu. J'en demeure d'accord ; mais cette jouissance, comme l'enseigne très bien saint Augustin, n'est pas sur la terre en sa totale perfection : c’est pourquoi elle n'est pas exempte de croix, qui sont données toujours en ce monde, ou pour purifier l'âme de plus en plus, ou pour l'embellir, l'orner et l'enrichir davantage. De quelque côté que vous preniez la chose, vous verrez le besoin des croix, puisqu'il y a toujours à purifier ou à perfectionner de plus en plus. Cela est clair, quant à ce qui touche la perfection dans les peines de la très sainte Vierge. J'avoue qu'il y a de certains états de croix qui ne durent pas toujours, de certaines peines qui ne sont que pour de certains temps, et de certaines dispositions de quelques états intérieurs. Dieu est le maitre, il sait les appliquer, selon sa très grande sagesse, aux uns plus, aux autres moins. J'avoue qu'il y a de certaines âmes qui souffrent, par la divine grâce, avec tant de vigueur qu'elles semblent ne pas souffrir en souffrant. Nous dirons dans la suite de cet ouvrage que les voies des croix sont différentes : cependant ce sont des croix.

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