La Fête de l'Annonciation de Notre-Dame est l'occasion de méditer sur le fruit du 1er mystère joyeux, d'après le Saint esclavage à l'admirable Mère de Dieu de M. Boudon.
CHAPITRE VIII - De l'humilité de la très sainte Vierge
Si à proportion qu'un édifice doit être élevé, les fondements doivent en être jetés plus avant en terre, que devons-nous penser de l'humilité de la très sacrée Vierge, qui a été le fondement de toutes ses vertus et de la gloire immense dont son Fils bien-aimé l'a couronnée. Tout est grand en la divine Marie, tout y est admirable, tout y est surprenant : mais il n'y a point d'esprit qui ne se doive perdre dans la profondeur incroyable de son humilité. Que celui-là qui nous peut faire connaître ses grandeurs presque infinies, nous découvre l'abîme de son humilité. « Elle est élevée, dit saint Bernard, à la dignité de Mère de Dieu, et elle s'en appelle la servante » : elle porte un Dieu dans ses entrailles, dont elle est la Mère, et elle fait un voyage pénible pour aller rendre visite à sa cousine sainte Élisabeth, de même pour la servir en sa maison. Si on la loue, elle renvoie tout l'honneur qui lui est rendu, à Dieu seul : elle est la souveraine du ciel et de la terre, et elle ne fait point difficulté d'obéir au commandement de César : celle qui comptait quatorze rois dans sa famille, loge volontiers dans une caverne, où elle ne trouve pour compagnie que des bêtes : celle qui est plus pure que les anges, veut bien passer pour immonde le jour de sa purification : celle qui doit commander aux anges et aux hommes, épouse un pauvre charpentier et lui obéit avec une soumission très respectueuse. « Celle, dit le saint dévot Bernard que nous venons de citer, qui est la première de toutes les créatures, se met la dernière dans le cénacle après l'ascension de Notre-Seigneur, au-dessous des veuves et des pénitentes, et de celle dont il est écrit, que sept démons en avaient été chassés ! Si elle parle, elle ne se nomme pas la première. » Elle ne dit pas dans l'Évangile, dit un Père : Voici que moi et votre père, entendant saint Joseph, vous cherchions ; mais elle dit : Votre père et moi. (Luc. II, 48) Comme elle devait recevoir en soi un Dieu infini, et renfermer dans ses pures entrailles celui que les cieux et la terre ne peuvent comprendre, elle devait aussi avoir une disposition comme infinie pour la communication de cet être infini ; c'est pourquoi elle se mit dans le néant par une humilité tout abîmale ; et, selon la version de Vatable, si elle chante (Luc, I, 48), que toutes les nations la diront bienheureuse, c'est parce qu'elle croit que le Seigneur a arrêté les yeux sur son néant. Elle a révélé à sainte Brigitte, qu'elle souhaitait de voir le temps du Messie, pour avoir l'honneur d'être la servante de sa mère, et, comme il est rapporté dans une autre révélation, la servante des servantes de sa mère. Saint Bonaventure nous apprend qu'elle demandait à Dieu la grâce d'être et de vivre dans le temps que son Fils devait s'incarner, et le priait de lui conserver les yeux pour voir sa très pure mère ; sa langue pour pouvoir la louer ; ses mains pour pouvoir lui servir ; ses pieds pour aller à l'exécution de ses ordres. Mais, ce qui est bien admirable, c'est qu'étant remplie de grâces et ornée de toutes les vertus, et enfin, étant la Mère d'un Dieu, elle a révélé qu'elle ne s'est jamais préférée à aucune créature.
Après cela, où se mettra le pécheur, le ver de terre, le morceau de boue et de crachat, l'ennemi de Dieu et l'esclave de l'enfer ? Y a-t-il des abîmes assez profonds pour nous perdre, dans la vue d'une humilité si prodigieuse en la personne de la mère d'un Dieu ? Je ne vois que des abaissements ineffables en celle que Dieu élève au-dessus des séraphins, et je ne vois que des élévations superbes dans ceux qui méritent d'être abaissés jusque dans les enfers : je ne vois que des anéantissements épouvantables en celle qui est la mère du grand tout, et à qui tout est donné ; car comment y aurait-il quelque réserve pour une Vierge à qui Dieu se donne pour Fils ? Et l'on ne remarque qu'un orgueil détestable en ceux qui n'ont pour apanage que le rien et le péché. Malheur à nous qui pensons être quelque chose, quoique nous ne soyons rien, et qui voulons être considérés des autres, et occuper quelque place dans le monde. Hélas ! Les saints en qui la vertu de Jésus-Christ deviennent grands, qui disent et font bien ce qu'ils disent et ce qu'ils font, pensent toujours ne rien faire, et ne se croient dignes que de mépris et de confusion, pendant que nous autres, pauvres pécheurs, qui ne sommes que corruption, estimons faire quelque chose et mériter quelque approbation. La misère nous environne de tous côtés, et nous courons après la gloire de toutes parts ; nos malheurs ne sont-ils pas extrêmes, et nos malices étrangement criminelles, d'être ce que nous sommes, c'est-à-dire rien, et moins que rien, et cependant vouloir toujours être quelque chose ? Le néant nous appartient, car c'est du néant que nous sommes tirés, et c'est dans ce néant que nous retomberions, si Dieu, tout bon, cessait un moment de nous conserver. Mais à ce néant naturel nous ajoutons le néant criminel du péché ; ainsi voilà le néant sur néant. Nous ne sommes rien par notre origine naturelle, et nous ne sommes rien par le péché. Ce n'est pas tout, nous sommes même moins que rien, parce que celui qui fait le péché est l'esclave du péché : n'étant donc rien en tant de manières, nous nous mettons encore au-dessous du rien. Oh ! Que de néants se présentent à une âme véritablement éclairée ! Celui donc qui a la lumière de Dieu, et qui ne marche pas dans les voies ténébreuses de la corruption des sens et du monde aveugle, ne peut jamais avoir que de très bas sentiments de soi-même, et ne se voit jamais que dans son rien. Oh ! Que Dieu parait grand à ses yeux, et qu'il y est petit ! Que de lumières il a sur son incapacité, son impuissance, ses faiblesses, ses misères ! Qu'il connaît clairement, que quand il a tout fait, il n'a rien fait, et qu'il est toujours un serviteur inutile !
Sainte Thérèse recherchant pourquoi Dieu aimait tant l'humilité, elle découvrit que c'est parce qu'il est le Dieu de vérité. Ceux donc qui marchent dans la vérité, sont toujours humbles : la vanité vient de l'erreur et de l'ignorance ; c'est pourquoi les pécheurs qui sont enveloppés dans les nuages du péché, sont plus sujets à la présomption ; et les saints qui cheminent dans le beau chemin de la grâce, en sont bien éloignés. L'on s'étonne de ce que l'angélique Docteur disait qu'il n'avait jamais eu de pensées de vanité ; l'on est surpris de ce que saint Ignace, le fondateur de la Compagnie de Jésus, assurait qu'il ne savait pas comme l'on pouvait en prendre ; et de vrai il y a bien à s'étonner que de pauvres malheureux comme nous sommes, qui y sommes si exposés, quelque misère que nous ayons, pendant que ces saints tout environnés de gloire en étaient si éloignés. Mais c'est, comme nous l'avons dit, que les saints voient les choses dans la vérité, pendant que nous ne les regardons que dans l'illusion ; que souvent nous faisons pitié aux saints anges, par l'estime que nous avons de ce que nous sommes, ou de ce que nous faisons ! Que ces pensées vaines qui roulent dans nos esprits, leur paraissent ridicules ! Et qu'elles nous sont ennuyeuses à l'heure de notre mort ! Que notre orgueil nous deviendra abominable au temps du Jugement rigoureux de notre Dieu ! Nous découvrirons pour lors la sottise de toutes ces pensées et de tous ces discours de noblesse, de condition, de talents naturels, de grand esprit, de sciences, de charges, d'honneurs, de biens, de beauté de corps, et de choses semblables. Mais pourquoi attendons-nous à connaitre la vanité des choses créées, dans un temps où la connaissance en sera inutile ? Pourquoi n'ouvrons-nous pas nos yeux aux pures lumières de la foi ? Et si nous les ouvrons, si nous savons la vanité de nos pensées et de nos paroles, pourquoi nous trompons-nous nous-mêmes, agissant d'une manière contraire à ce que nous pensons ? Celui donc qui est véritablement humble, demeure toujours dans son néant, et il parle et agit, ne se retirant jamais de son rien. De là vient que premièrement il ne s'estime et ne se préfère jamais à aucune créature, mais il se voit au-dessous de toutes. C'étaient les sentiments du divin Paul, qui se qualifiait le premier des pécheurs (I Tim., I, 15) : c'étaient les pensées du grand saint François, qui se reconnaissait pour le plus grand pécheur du monde. En cet état, l'on ne s'occupe pas tant d'une multitude de raisonnements que le propre esprit donne ; mais l'on porte une impression de grâce qui fait entrer dans ces sentiments, qui est fondée sur quelque chose de bien plus solide que les raisonnements de nos petits esprits. J'ai connu à Paris un vénérable vieillard, qui marchant dans les rues allait le long du ruisseau, quoique avec incommodité, dans la vue dont il était pénétré, qu'il le devait céder à tout le monde, et se mettre au-dessous des pieds de toute créature.
Le saint homme le P. de Condren se trouvant un jour obligé de coucher, faisant voyage, dans un lieu où les chiens passaient la nuit ; et ayant pris un peu de paille qu'il y trouva, pour se reposer : comme il s'aperçut que cette paille servait à un chien qui était auprès de lui, il la quitta pour la lui laisser, dans la vue que ce grand serviteur de Dieu avait, qu'il était au-dessous des chiens par ses imperfections, qui assurément étaient bien légères, puisqu'ayant l'usage de raison depuis l'âge de deux ou trois ans, il avait été tellement appliqué à Dieu seul, qu'une personne ayant trouvé un papier où il avait écrit une confession de plusieurs années qu'il avait passées à la campagne à recevoir les compagnies, et dans les divertissements de la chasse, y étant obligé par ses parents, et étant encore bien jeune, et cette personne en ayant lu le commencement par mégarde, ne sachant ce que c'était, elle y trouva qu'il s'accusait d'avoir perdu la présence de Dieu tout au plus neuf ou dix fois durant plusieurs années, et dans des occupations si peu propres au recueillement. Ce sont à la vérité des prodiges de la grâce : mais si ces personnes qui sont les miracles du christianisme, se mettent si bas, ces personnes qui doivent occuper les premières places d'un empire éternel, où se mettront celles dont les péchés méritent le dernier lieu de l'enfer ? Le bienheureux François de Borgia disait, qu'il ne pouvait trouver de place assez basse, après qu'un Dieu s'était mis au-dessous des pieds de Judas. Ajoutons à cette pensée, et qu'il s'est laissé porter par le démon. Disons encore, et que dans le très-saint Sacrement il s'humilie sous une apparence de pain et de vin, et est exposé à la rage des impies qui l'ont plusieurs fois foulé aux pieds, qui l'ont jeté aux pourceaux, et aux sorciers qui l'ont porté à leur infâme Sabath. Il faut que tout esprit s'arrête dans ces vues terribles, pour se perdre sans ressource dans des abîmes anéantissants. Plus de place donc pour nous dans le monde, plus de place dans aucun esprit pour y trouver la moindre estime, plus de place dans aucun cœur pour y trouver la moindre affection. Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul ; ou si nous y avons quelque place, que ce soit pour y être crucifiés par le mépris et les opprobres, pour y être anéantis par le rebut des créatures. Notre lieu est l'enfer, nous ne sommes dignes que de l'ire de Dieu et de sa colère éternelle.
Cette vérité est certaine, pénétrant l'âme du véritable humble, il ne se plaint jamais, il ne pense pas qu’on lui fasse jamais tort ; il croit, quelque mal qu'on lui procure, qu'il est toujours trop bien traité : ainsi il ne regarde jamais ses plus cruels ennemis que comme des gens qui lui font grâces. Et de vrai, si un homme qui serait condamné à être brûlé, n'était puni que d'un soufflet, aurait-il sujet de se plaindre ? Si nous donc qui méritons des confusions infinies, souffrons quelques affronts qui passent bientôt, devons-nous nous en étonner ? N'est-ce pas une grâce très grande de souffrir dans le temps, quelques peines que nous puissions avoir, et quand elles dureraient toute notre vie, pour éviter les peines des enfers qui n'auront jamais de fin ? Y a-t-il quelque comparaison entre les souffrances qui nous peuvent arriver de la part des hommes, pour grandes qu'elles puissent être, et celles que nous méritons d'endurer pour jamais des démons ? Tous les tourments de la vie présente ont-ils quelques rapports avec ceux de l'éternité ? Je dis donc que quand l'on viendrait nous prendre pour nous faire mourir sur un gibet, nous n'aurions pas sujet de murmurer, mais d'adorer avec soumission la justice divine : et c'est ce que nous devons faire dans tous les maux qui nous arrivent, soit de la part de Dieu immédiatement, soit de la part des hommes et des démons par la conduite de la divine Providence, qui s'en sert pour notre bien et pour sa gloire. Enfin, le véritable humble n'a pas seulement de très bas sentiments de lui-même, mais il est bien aise que les autres aient les mêmes pensées de lui : ainsi, s'il voit sa misère, il bénit Dieu lorsqu'elle est connue des autres. Davantage, il se réjouit lorsqu'on lui impose des maux qu'il n'a pas faits, à l'exemple de son divin Maître, qui étant l'innocence-même, non-seulement a passé pour criminel, mais a été condamné et jugé à la mort ignominieuse de la croix ; et à l'exemple de sa bonne maîtresse, qui étant la plus pure créature qui fut jamais, n'a pas laissé de subir la loi de la purification, qui était ordonnée aux femmes dans l'ancienne Loi.
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